Avant-propos
Ce texte a été rédigé dans le cadre de la fin de mes études d’ingénieur. Il tente de répondre de manière raisonnée à la question “La collapsologie est-elle une nouvelle science ?” qui m’a été proposée.
La conclusion exposée ici vise à répondre à la question, elle ne représente pas nécessairement mes vues sur l’avenir de notre modèle de société ou de sa soutenabilité.
Le texte
La question de la définition de la science est un sujet épineux et sujet à débat. Si bien souvent, le critère de réfutabilité du philosophe Popper est invoqué pour séparer la science, de ce qui n’est pas scientifique, celui-ci est néanmoins plus complexe qu’il n’y paraît, et en discussion perpétuelle.
D’ailleurs, malgré son existence, certains scientifiques, parmi les plus éminents ressentent eux-même certaines difficultés à exprimer ce qui caractérise la science, et ce, quand bien même ils s’inscrivent dans une démarche scientifique tous les jours (ainsi, il serait presque plus facile de définir ce qu’est un scientifique, que la science elle-même). Ce fut notamment le cas de R. Feynman, prix nobel de physique qui dû répondre à cette question lors d’un événement en 1966, et ne proposa pas de définition claire [1].
De plus, certains spécialistes des sciences estiment que caractériser la science, en plus d’être ardu, n’est peut-être pas si utile que cela. C’est dans ce cadre que Dominique Pestre, historien des sciences estime que celle-ci n’est pas un objet stable et circonscrit qu’il s’agit de décrire [2].
De fait, et puisqu’il faut bien apporter une réponse à cette interrogation pour traiter le présent sujet, plutôt que de proposer une définition, je vais m’attacher à trouver certains points communs aux différentes disciplines scientifiques.
Ainsi, toutes les sciences, quelles qu’elles soient fonctionnent sur la base de trois ensembles qui pourraient être décrits comme suit:
- Les données, qu’elles soient mesurées à partir d’outil (physique, biologie etc…), ou prennent la forme d’artefacts culturels (sociologie, histoire etc…)
- Les méthodes, qui sont plurielles et diversifiées selon les domaines; on ne peut que difficilement parler que d’une méthode scientifique globale.
- Les théories, qui sont dans les faits des modèles, des cadres de travail.
- Les axiomes, présupposés non-prouvés, sont ici représentés à la croisée des “théories” et des “méthodes”, dans le sens ou ils sont plus ou moins propres à chaque discipline et remplissent le même rôle que les théories dans les processus de réflexion*
Ainsi et d’une manière générale, la science consisterait à appliquer des méthodes sur des données pour construire, valider, ou rejeter des théories, dans l’objectif de produire des connaissances. Ces connaissances, ensembles de savoir, de caractéristiques connus d’objets variés se doivent d’être valides.
Se pose donc la question de la validité de celle-ci, comment savoir que les connaissances ainsi construites sont valides ? Une première réponse pourrait consister dans l’existence du consensus scientifique, sur un temps plus ou moins long, lorsqu’il existe. Basiquement, l’idée se construit comme suit: si un nombre suffisamment important de scientifiques reconnaît une connaissance comme acceptable, alors elle doit être acceptée. A défaut de l’existence d’un tel consensus, on peut alors se rabattre sur la reconnaissance par les pairs, tout travail scientifique étant reconnu comme recevable après un processus de revue par les pairs, chargés de veiller à la rigueur de l’application des méthodes et des raisonnements permettant de produire les résultats proposés.
Puisque nous avons posé une définition de la science au sens large, nous pouvons nous intéresser au cœur du sujet, c’est à dire la collapsologie. Ici la tâche sera nettement moins ardue puisqu’une définition claire est proposée par ses “inventeurs” (ou initiateurs, qui sont français par ailleurs, P. Servigne et R. Stevens). Ainsi, la collapsologie serait un “Exercice transdisciplinaire visant à l’étude de l’effondrement de la société thermo-industrielle et de ce qui pourrait lui succéder” [3], l’effondrement étant ici un concept fortement lié à l’écologie, puisqu’il consiste en en la disparition d’un très grand nombre d’espèces (notamment l’espèce humaine), liée à un changement climatique pouvant (éventuellement) durablement impacter l’existence de la vie sur Terre.
De fait, en se basant sur les prétentions de ses initiateurs la collapsologie se veut être un exercice transdisciplinaire se basant sur une variété de modèles propres à plusieurs disciplines scientifiques reconnues par ailleurs (telles que l’écologie, l’économie, la physique etc…), et qui rentrent donc dans le cadre de la notion de consensus exposée plus tôt.
Ainsi si on considère que la collapsologie applique des raisonnements rigoureux et logiques à des modèles existants (et reconnus) pour établir, valider ou rejeter des hypothèses d’effondrement, et par là construire des solutions d’évitement possibles, alors, on serait en droit d’estimer que la collapsologie constitue une nouvelle science au regard de la définition présentée ci-dessus.
Malheureusement, un certain nombre d’éléments viennent contredire cette idée.
En effet, et malgré ses prétentions, il semblerait que la collapsologie relève plus d’une approche multidisciplinaire, centrée sur l’écologie, que d’une réelle transdisciplinarité.
Ainsi, nous pouvons citer l’exemple notable du portail de la collapsologie, qui constitue une formidable base de connaissance pour les adeptes de cet exercice. Le site [4], lancé par Servigne et Stevens, regroupe un grand nombre d’articles de presse et de publications scientifiques visant à prouver l’existence d’une tendance allant vers l’effondrement, et se limite à ça. Si le site regroupe également quelques publications de collapsologie, il ne s’agit que de livres et non pas de productions scientifique à proprement parler (thèses, publications dans des revues scientifiques
etc…).
Ce constat est partagé par J.Chamel, anthropologue et auteur d’une thèse en 2018 sur la collapsologie [5], qui souligne qu’il n’existe pas de publications de collapsologie dans les revues usuelles.
De fait ces constatations s’opposent à la considération de la collapsologie en tant que science, étant donné les éléments posés plus tôt. En effet, cette pratique ne semble pas produire de nouvelles connaissances validées par les pairs, et soumises (ou non) au consensus, et se contente de mettre en lien différentes informations propres à plusieurs disciplines (reconnues par ailleurs) là où une réelle approche transdisciplinaire [7] consisterait à travers et dépasser ces domaines spécialisés pour construire de nouvelles connaissances [8]. Pour citer un exemple concret, on peut souligner l’élaboration de la théorie de l’évolution par C. Darwin qui s’est basé d’une part sur l’observation d’un très grand nombre d’espèces de par le monde, et d’autre part sur l’analyse des pratiques de sélection animal (élevage) et végétale (horticulture).
Autre élément central dans cette même optique de critique des fondements scientifiques de l’approche collapsologue, celle-ci pose comme présupposé l’inévitabilité de l’effondrement plutôt que de chercher à établir comment celui-ci pourrait (ou non) se produire. J. Chamel explique cette problématique de par le fait que les collapsologues axent leur approche sur une base écologique, en négligeant l’impact d’autres éléments, tel que l’économie, la sociologie (ou les sciences humaines en général). Par exemple, il est parfaitement possible d’envisager que le système de production capitaliste, basé sur la consommation de sources d’énergies fossiles pourrait parfaitement réussir à s’adapter à la destruction massive de la biodiversité, par exemple en valorisant des activités de dépollution (c’est d’ailleurs la thèse défendue par certains économistes libéraux). L’évolution technique en général pourrait également fournir une voie de sortie à l’espèce humaine.
De fait il apparaît que poser l’effondrement en tant qu’élément incontournable alors même que sa possibilité d’occurrence est soumise à débat relève plus d’un mécanisme de croyance que d’une approche scientifique.
Par ailleurs, de part ses origines mêmes, la collapsologie entretient des liens étroits avec la notion de spiritualité (retour à la terre, lien avec la nature etc…) et ce même si ses initiateurs tentent de différencier la collapsologie (science de l’effondrement), de la collapsosophie (philosophie de l’effondrement). Ce qui, certes ne s’oppose pas fondamentalement à la création de savoir scientifique, mais ne l’encourage pas tout particulièrement.
Pour conclure, il nous est donc possible de considérer que si la collapsologie présente un intérêt non-négligeable, entre-autre en encourageant le développement d’une approche critique de notre organisation actuelle, elle s’éloigne de par de nombreux aspects de la science, et des méthodes scientifiques:
- Absence d’organisation et de référence méthodologie (non-revue par les pairs, non-établissement de méthodes commune aux collapsologues)
- Base axiomatique plus que critiquable
- Fort rapport à la croyance
Néanmoins, ces problématiques ne sont pas incontournables et les collapsologues pourraient, d’ici quelques années, réussir à les dépasser, notamment en construisant une réelle approche transdisciplinaire [6].
Sources
1: Dortier, J. (2016, avril 7). La production des sciences humaines. Consulté le 8 janvier 2020, à l’adresse https://www.scienceshumaines.com/la-production-des-sciences-humaines_fr_9671.html
2: Pestre, D. (2014). Le gouvernement des technosciences : Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945. France : Editions La Découverte.
3: Servigne, P., & Stevens, R. (2015). Comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. France : Seuil.
4: Portail de collapsologie. (s. d.). Consulté le 8 janvier 2020, à l’adresse http://www.collapsologie.fr/
5: Chamel, J. (s. d.). « Tout est lié ». Ethnographie d’un réseau d’intellectuels engagés de l’écologie (France-Suisse) : de l’effondrement systémique à l’écospiritualité holiste et moniste. Consulté le 14 janvier 2020, à l’adresse https://www.academia.edu/38167027/Tout_est_li%C3%A9.Ethnographie_d_un_r%C3%A9seau_d_intellectuels_engag%C3%A9s_de_l%C3%A9cologie_France-Suisse_de_l_effondrement_syst%C3%A9mique_%C3%A0_l_%C3%A9cospiritualit%C3%A9_holiste_et_moniste
6: Rozières, G. (2019, décembre 2). Entre science et croyance, la collapsologie est-elle la secte de demain? Consulté le 10 janvier 2020, à l’adresse https://www.huffingtonpost.fr/entry/entre-science-et-croyance-la-collapsologie-est-elle-la-secte-de-demain_fr_5dc41f71e4b03ddc02f02cd2
7: Le Boulch, G. (2002). Vers une méthodologie transdisciplinaire. Consulté à l’adresse https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00140268/document
8: Kourilsky F. (2001), « Introduction au débat », Conférence-Débat MCX-H.A. Simon : Intelligence de la complexité & Ingénierie de l’interdisciplinarité, 25 octobre.
9: DUPUY, L. (s. d.). Co, multi, inter, ou trans-disciplinarité ? La confusion des genres…. Consulté à l’adresse https://web.univ-pau.fr/RECHERCHE/CIEH/documents/La%20confusion%20des%20genres.pdf
10: Igalens, J. (2017, novembre 23). La collapsologie est-elle une science ? Consulté le 10 janvier 2020, à l’adresse https://theconversation.com/la-collapsologie-est-elle-une-science-87416
11: JUIGNET, P. (s. d.). Qu’est-ce que la science ? Consulté le 10 janvier 2020, à l’adresse https://philosciences.com/vocabulaire/203-qu-est-ce-que-la-science
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