La Folie Pourpre - Chapitre 1

Contenu sensible : Blessure grave, mort

Du haut de la colline, le groupe regarde leur destination dans la vallée directement en contrebas. La pluie lave la sueur du voyage, mais appesantit les sacs, remplit et embourbe les chausses. Un mince et sinueux chemin descend le long de la pente, évitant avec difficulté les à-pics et les ronces. Leur cheval renâcle légèrement, lui aussi épuisé de leur périple.

La garde forestière que le groupe a engagée comme guide pour ne pas se perdre dans cette contrée où les bois envahissent le moindre sentier leur désigne le manoir qui les attend patiemment, enveloppé dans un linceul de brouillard que la pluie ne parvient pas à percer.

« Le v’la, le manoir de Nervine. Personne y a mis les pieds depuis l’incident avec la forêt, et j’vois pas c’que vous lui trouvez, mais vous vouliez y aller, alors le v’la. Sur ce, moi j’me rentre au bourg, bonne chance, je suppose. »

Et elle tourne les talons aussi sec, de son pas leste et assuré malgré les tentatives répétées et insistantes de la boue de lui aspirer ses chausses. La pluie couvre ses murmures, ses prières impies, de celles qui protègent le mieux dans les campagnes où le Seigneur se penche rarement, mais tout le groupe voit bien qu’elle part avec un empressement non dissimulé. Elles ne savent soudain plus, qui du froid ou de l’angoisse, les fait frissonner tout entière.

Le manoir de Nervine, qui n’a plus d’un manoir que le nom, est au bord de la ruine. On dirait que les volets ne tiennent que par l’enlacement insistant du lierre recouvrant les façades, et le toit en est percé de part en part. La plupart des carreaux des fenêtres sont brisés, béants vers un intérieur sombre que le groupe ne distingue pas depuis leur position. Toutes attendent, inconsciemment, le signe de l’une d’entre elles pour commencer la longue descente. L’attente s’étire de longues minutes pendant lesquelles chacune se remémore la raison de leur présence ici.

Elles sont venues en savoir plus sur la Folie Pourpre qui infeste le royaume. Depuis plusieurs mois, bientôt une année, une folie saisit spontanément des villes entières, les rendant le siège de débauches aussi spontanées que dangereuses. Peu de personnes en sortent indemnes, qui blessée au sang dans une bagarre dont la cause est oubliée, qui ayant perdu tous ses biens dans des jeux démoniaques, qui devenu définitivement folle. Les premiers épisodes de Folie ont eu lieu dans ce comté d’Éraches, bastion d’une foi impie, terre de sacrilèges et de sorcellerie, et les dernières informations glanées les ont amenées ici. Mais à présent que la pluie résonnent comme un tambour dans leurs oreilles, maintenant qu’elles sont transies de froid malgré leurs habits épais, la troupe d’investigatrices enthousiastes n’est plus qu’un triste tas d’individus loufoques avec un intérêt malsain pour le surnaturel. Alors l’attente s’étend au sommet de la colline.

Puis un croassement résonne depuis la plaine malgré le torrent de pluie qui les en sépare, avant qu’une nuée de corbeaux ne prenne soudainement son envol du toit. Presque simultanément, au point que personne ne puisse dire s’il s’agissait de la cause ou de la conséquence de cet envol, une lueur violette semble danser derrière une des rares fenêtres intactes, invitante et menaçante en même temps. Sans un mot, sous la pluie battante, le groupe entame sa descente le long du sentier bourbeux.

(Alexis) L’acolyte ouvre la marche, cherchant comme à son habitude à compenser son jeune âge par de l’énergie et de l’entrain, qu’il feint aujourd’hui pour se donner une contenance. Il ne veut pas que ses compagnons voient les marques de peur qui apparaissent sur son visage alors qu’il fixe le manoir avec obsession, manquant de se vautrer dans tous les buissons et contre toutes les racines.

« Bordel, Al, fais attention où tu marches. »

(Katerin) Le bras qui le rattrape est celui de la ménestrelle du groupe, qui le suit avec précaution et concentration. Toute son attention est focalisée sur le maintien de ses instruments hors de portée de la pluie, sous un épais surcot acheté spécifiquement pour cela, et chuter de tout son long dans la boue est par conséquent hors de question. Elle en profite pour ne surtout pas regarder le manoir avec trop de détail, son apparence lugubre lui remémorant bien trop de légendes et de mises en garde.

(Bia) La capitaine de cette expédition improbable est au centre de son groupe. Sollicitant sa longue habitude de meneuse, elle arrive à garder la tête haute tandis que ses certitudes s’émiettent petit à petit à force d’être confrontées à des événements qu’elle ne parvient pas à expliquer rationnellement. Les coups d’œil qu’elle jette régulièrement à travers le brouillard en contrebas ne la rassurent pas.

(Raul) Traînant quelque peu en arrière, prenant du temps à moitié pour motiver le cheval dont il tient la longe, à moitié pour se motiver soi-même, l’ex-marin maudit dans sa barbe le jour où il a accepté de faire partie de ce groupe plutôt que de pourrir en prison.

« Au moins, sur un bateau, l’eau elle est sous tes pieds, pas au-dessus de ta tête… »

(Anthelme) À l’autre bout de la longe, cachant derrière un air taciturne des souvenirs traumatiques liés à des pentes trop pentues et de la boue trop mouillée, le coursier tente tant bien que mal de faire tenir ses quatre sabots sur le chemin étroit. La mauvaise humeur du marin déteint sur lui, renâclant et se faisant prier à chaque virage pour continuer plus avant.

Environ à mi-pente, après plus d’une heure d’une descente désespérément lente, le brouillard commence à enlacer les mollets endoloris du groupe de ses longs doigts pâles. Toutes se retrouvent à fixer le bout de leurs chausses pour arriver à voir où elles mettent les pieds, et le groupe s’écarte sensiblement. Le silence se fait plus lourd, l’humidité de l’air étouffant jusqu’aux pensées.

Arrivée à un virage, la ménestrelle plisse les yeux pour tenter de percer le voile blanc qui cache la suite du chemin.

« Al, tu pourrais nous attendre ? Je te vois plus ! »

Seule la pluie tombant dans la boue lui répond. [Brouillard]

« Al ? »

La capitaine la rejoint, inquiète.

« Merde, j’espère qu’il est pas resté coincé dans un tas de ronces. À toutes fixer nos bottes, on aurait bien pu le rater. »

« Mais on l’aurait entendu se vautrer, non ? A-al !! Alex ? »

Les deux femmes, bientôt rejointes par le marin et le cheval, s’époumonent tant bien que mal dans le silence de la brume. La capitaine leur fait signe de se taire un instant.

« Attendez, si on passe notre temps à beugler on a aucune chance d’entendre sa réponse »

Alors toutes tendent l’oreille, oubliant un instant le froid qui les étreint et la pluie qui les fouettent [brouillard]. Une longue seconde passe. Puis une suivante. Puis le marin sursaute à moitié.

« Hé, vous avez pas entendu ça ? »

« J’entends rien avec cette pluie… » « Moi non plus… »

« Et bah moi je vous dit que j’entends quelque chose ! La pluie c’est rien à côté du bruit de la mer, après tout. Al, c’est toi p’tit gars ? »

Attendre une réponse paraît interminable.

« ..ai..t..ou ? »

Toutes se regardent. La capitaine prend le relai.

« Alexis, va falloir parler plus fort ! »

La pluie remplit les blancs de cette conversation aveugle.

« …vous..êtes…ou ? »

« Sur le chemin, couillon, qu’est-ce’ tu crois ?! Pourquoi tu nous as pas attendues ?! » La ménestrelle fulmine.

La capitaine lui fait signe de se taire.

« T’as pas l’impression que ça vient d’en haut, plutôt ? »

« …couillon…toi..même.. ! »

Le marin se retourne pour scruter derrière eux.

« Au moins y en a un qui s’laisse pas démonter, hein. Mais moi aussi j’ai l’impression qu’ça vient plutôt d’en haut. »

Un silence se fait.

« Merde. » « Tu l’as dit. » « Bon, Raul, tu restes ici avec Anthelme, de toute façon il voudra jamais remonter ce bourbier. Kat, passe leur tes instruments, tu viens avec moi. Al ! Tu bouges pas, on arrive !»

« Mais, ils vont être trempés, et- » le regard de la capitaine la dissuade d’objecter.

« Bon, Raul, tu prends ma flûte, Anthelme je mets mon tambourin dans une de tes sacoches. Et vous vous doutez que si je les ai trimballés jusqu’ici sans faire confiance à qui que ce soit pour me les garder au sec pendant cette expédition, ça veut dire que s’il leur arrive quoique ce soit, ma prochaine flûte elle sera en os de cheval, et mon tambourin en peau de pirate, d’accord ? »

Elle emboîte le pas à la capitaine avec rage mais difficulté. Lever le pied nécessite de décoller ses chausses de la boue dans un bruit de succion dégueulasse, et le reposer entraîne invariablement une glissade vers le bas. Au prix d’efforts répétés et d’une endurance amoindrie, elles progressent. Lentement.

« A-al ? Parle-nous, qu’on sache où t’es ! »

Le brouillard étouffe toujours leurs voix, mais la pluie se fait moins insistante.

« I..ci… ! » La voix semble déjà plus proche.

La capitaine et la ménestrelle, redoublant d’efforts pour ne pas s’embourber, haletantes, atteignent un vieil arbre dont les racines leur permettent de se tenir hors de la boue. Elles reprennent leur souffle, tandis que la pluie s’arrête tout à fait.

« A-al ? Tu nous entends toujours ? »

Un temps. Un vrai silence, épais de brouillard.

« Oui… ! »

Les deux femmes se regardent, la capitaine fronçant les sourcils.

« Merde, ça venait d’en bas, ça, non ? »

« Parle-nous à nouveau, Alex ? » La ménestrelle tend l’oreille.

Un temps. Le poids de ces silences les feraient presque regretter le tambourinement constant de la pluie.

« Je..suis..là ! »

« Et merde, oui, il est plus bas que nous. »

« Comment c’est possible ? »

Le temps de réfléchir à cette question, un bruissement d’ailes se fait entendre au loin, et le froid commence à percer les vêtements des voyageuses. Trépignant sur sa racine, la ménestrelle hausse les épaules.

« Y a du avoir un embranchement qu’on n’a pas vu, je vois que ça. »

« A-al ! Reviens lentement sur tes pas ! Et appelle nous régulièrement, qu’on se rate pas ! »

« …accord !… »

L’attente entre chaque appel est longue. Maintenant que la pluie ne l’assaille plus, le brouillard s’épaissit et gagne du terrain. Un cri d’oiseau se fait entendre, suivi d’un nouveau bruissement d’aile. La voix de l’acolyte est plus proche. Puis les femmes entendent Anthelme hennir, en contrebas, avant que le silence ne retombe si vite qu’elles doutent d’avoir vraiment entendu quelque chose.

« Et merde ! »

L’acolyte n’est plus si loin, elles entendent presque le bruit de succion de ses bottes à chaque fois qu’il les vole à la boue.

« Ça va, Al ? »

« Moi oui ! Mais y a des ronces qu’ont bouffé ma cape ! »

La capitaine se détend, desserrant la mâchoire. Elle échange un regard exaspéré mais rassuré avec la ménestrelle.

« Bon, tu es où là ? »

La silhouette de l’acolyte finit par se détacher du brouillard, juste un peu plus haut sur le chemin.

« Au même endroit que vous, je suppose ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? »

La capitaine prend son air autoritaire, mais son ton trahit son soulagement.

« Il s’est passé que tu as suivi un embranchement que toi seul a vu. »

« Et qu’on n’a bien failli geler sur place à t’attendre… »

Un nouveau cri d’oiseau perce le brouillard. Le hennissement d’Anthelme est cette fois-ci beaucoup plus insistant.

«C’est bon ! On arrive, ça va ! »

« Anthelme et Raul… ? »

« Nous attendent là où on était quand on a compris qu’on t’avait perdu. On devrait les rejoindre bien vite, en descendant. »

Le groupe se remet alors en route, la capitaine ouvrant la marche. La ménestrelle sort aussitôt quelque chose de son sac.

« Attends, Bia, t’as à peine fait trois pas que déjà on a du mal à te voir. Tenez, on va prendre chacun un grelot et ça devrait bien se passer. »

Elle tend à ses compagnons de petites billes métalliques cabossées, déjà à moitié mangées par la rouille. Leurs tintements aigus portent bien à travers le brouillard. À peine ont-elles toutes les trois fait quelques pas que l’envol de nombreux oiseaux se fait entendre depuis les environs cachés par le voile blanc qui les enserre. Le bruit du battement de grandes ailes s’éloigne alors vers le bas de la pente.

Les trois sont trop concentrées sur là où elles posent leurs pieds pour trouver l’énergie de maudire les piafs, même pour la forme, mais des frissons d’angoisse parcourent leurs nuques. Elles se sentent surveillées depuis les airs, malgré le brouillard à couper au couteau.

Haletantes, grelottantes, leurs grelots et les bruits organiques de la boue perçant le silence à chaque pas, elles finissent par apercevoir la silhouette d’Anthelme. Elles s’approchent lentement.

« Euh…et Raul ? »

« Bah, il a du partir pisser. Raul ! »

Le silence leur répond. Rien ne bouge.

« Anthelme, ça va ? »

Le cheval tourne lentement la tête vers elles avec un regard vitreux.

« Par les Dieux ! Qu’est-ce que c’est que ça ?! »

L’acolyte s’approche lentement du cheval avec une curiosité malsaine. Sur le visage du coursier coule un liquide poisseux, d’un bleu presque noir, dont la source n’est pas visible. Ses yeux s’ouvrent à grand peine sous cette mélasse, ses nasaux sont presque obstrués. Il fait mine de renâcler, mais aucun son ne sort de sa gueule. Des gouttes sombres tombent depuis sa mâchoire sur la boue, où elles disparaissent aussitôt.

« C’est du sang ? » « Il est blessé ?! »

La capitaine et la ménestrelle s’approchent de l’animal à leur tour. Ce dernier quitte son apathie pour soudainement se dresser sur ses deux pattes arrière en lançant un profond hennissement de détresse. La capitaine fait un grand pas en avant pour tenter de le calmer, mais en retombant, le cheval l’envoie valser en arrière, lui arrachant un cri de douleur. Puis il part au galop le long du chemin descendant, lançant des hennissements paniqués et incontrôlés.

La ménestrelle est la première à reprendre ses esprits. Elle se jette sur la capitaine au sol.

« Bia, ça va ?! »

Essayant de se relever, la capitaine lâche un nouveau cri.

« Arrête de bouger, Bia, il t’a bien amochée, le bourrin. Laisse-moi voir les dégâts. »

L’acolyte fixe la main avec laquelle il a touché le visage d’Anthelme en écarquillant les yeux. Le peu de la mélasse noire qu’il a touchée a déjà coulé de sa main, mais il reste une grande trace sombre, couleur de peau carbonisée. Pourtant il ne sent pas de douleur. Il palpe de son autre main. Non seulement il ne sent pas de douleur, mais il ne sent plus rien du tout. Deux doigts de sa main droite, l’auriculaire et l’annulaire, sont devenus aussi durs que la pierre. Un autre gémissement de la capitaine le ramène à l’instant présent.

« Raul ? T’es où bordel ? »

Pendant un temps, seul le silence et le brouillard lui répondent. La ménestrelle lève les yeux de la jambe de la capitaine.

« Bon, il t’a pas ratée, cap’, mais la bonne nouvelle c’est que tu pisses pas le sang, tu vas pas crever dans l’heure. »

La capitaine répond à travers des dents serrées.

« Et…la mauvaise nouvelle ? »

La ménestrelle prend un air désolé.

« La mauvaise nouvelle c’est que ton cher Anthelme t’a réduit le tibia droit en miette. Aucune chance que tu arrives à marcher avec ça. Et puis… »

« Et puis avec toute cette boue, ça va s’infecter, hein ? Même si je pisse pas le sang je sens bien que j’ai l’os à vif, pas besoin que tu m’épargnes la description. »

« Raul, t’es où, merde ? »

La ménestrelle pose son sac à ses pieds, sur une pierre pas trop boueuse.

« On cherchera Raul après, Al, là j’ai besoin d’un coup de main ! »

Son sac se met à bouger. Tout seul. La ménestrelle fait un bon en arrière et cherche son couteau à sa ceinture.

« Merde ! C’est pas bientôt fini, ce merdier ?! »

L’acolyte l’arrête avant qu’elle ne sorte son couteau.

« Attends, regarde ! » La pierre où la ménestrelle a posé son sac se soulève lentement. Puis toute une forme semble émerger de la boue, à peu près à l’endroit où se tenait Anthelme avant que la folie ne le saisisse.

« R…Raul ? »

La capitaine gémit de douleur quand la forme boueuse, en train de devenir humaine, effleure sa jambe brisée. L’acolyte se rapproche.

« Ah merde, c’est bien Raul ! »

La ménestrelle et l’acolyte bondissent en avant pour aider l’ex-marin à se relever. Ce dernier est trempé de boue, grelottant, tremblant de toute sa taille. Sa barbe n’est plus qu’une grande plaque boueuse et dégoulinante. Il cligne des yeux l’air perdu, terrifié, et essaie vainement de se réchauffer de ses bras trempés.

« Il n’a pas l’air d’avoir le même…truc…qu’Anthelme avait sur la tête…mais avec toute cette boue je suis pas certaine. » « Raul… tu m’entends ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? »

L’ex-marin bafouille quelques mots incohérents, ses tremblements de peur et de froid empêchant toute articulation. Il lève avec peine un doigt vers là où il était tombé en regardant la ménestrelle.

« Qu’est-ce que… Oh. » La ménestrelle récupère sa flûte, fichée dans la boue. Bien qu’entière, elle s’est remplie de boue qui est déjà en train de durcir. « Bon, normalement pour ça je devrais t’étriper, mais là…t’as déjà eu ton compte. » Elle prend une grande inspiration. « Et ça m’arrange, je sais à quoi elle va servir. »

Elle récupère son sac et se tourne vers les deux hommes.

« Raul, assieds-toi et réchauffe-toi comme tu peux, reprends tes esprits. Al, allume-moi une torche, s’il te plaît. »

Elle se tourne vers la capitaine, dont le visage est toujours crispé de douleur.

« Je t’ai bien dit que tu ferais une bonne meneuse, quand le moment viendrait, hein Kat ? »

« Alors, sauf votre respect, capitaine, je préférerais que tu gardes tes mots d’esprit pour plus tard. D’autant que tu vas pas crever ici, donc me fais pas le coup des dernières paroles sages. Par contre, tu vas salement chialer, alors mords là-dedans. »

Elle tend sa flûte, que la capitaine prend entre ses dents.

« Ch‘est krop d’hogneur. »

Pendant ce temps, l’acolyte a allumé une torche, qu’il essaie de donner à l’ex-marin pour qu’il se réchauffe un peu mais celui-ci manque toujours de la faire tomber dans la boue, ses doigts gourds et ses tremblotements faisant toujours sursauter la torche hors de ses mains. Alors l’acolyte la tient pour lui, en attendant que la ménestrelle en ait besoin.

Celle-ci regarde l’étendue des dégâts. Déjà, il y a un os qui sort de traviole, perçant la peau, et elle n’est pas sûr duquel il s’agit. Le tibia et le péroné sont violemment cassés, mais pas net, plusieurs petits bouts d’os sont visibles. Elle en enlève les plus gros et accessibles, mais sait bien qu’elle ne pourra pas faire assez. Elle met la jambe en travers de son buste, prend fermement le genou sous le bras gauche, le haut de la cheville dans la main droite.

« Sers les dents, cap’. »

Elle tire d’un coup sec en écartant ses deux mains. La capitaine hurle entre ses dents mais l’os cassé rentre à nouveau à l’intérieur dans un bruit de succion. La boue se mêle au sang qui se met à couler. La ménestrelle palpe doucement la jambe pour voir si les os se sont réalignés d’eux-mêmes. Elle corrige un léger décalage sur le péroné, déclenchant un nouveau concert de hurlement. La capitaine tape par terre de toute ses forces pour ne pas bouger ses jambes.

« Al, la torche, s’il te plaît. »

L’acolyte la reprend des mains de l’ex-marin, qui suit les flammes des yeux. Puis il la tend vers la ménestrelle. Celle-ci sort son couteau et l’approche de la flamme. Elle parle à la capitaine sans se tourner vers elle.

« Tu sais ce qui vient, Bia ? »

La capitaine hoche seulement la tête, le front inondé de sueur, une crampe lui déchirant la mâchoire à force de serrer la flûte.

« Alors on va faire ça vite. »

Quand la ménestrelle approche le couteau rouge de la plaie, les gémissements de la capitaine se perdent dans le brouillard. Une odeur de chair brûlée essaie de percer la moiteur de l’air. L’ex-marin se lève tout à coup pour aller gerber un mètre plus loin. L’acolyte détourne les yeux en récitant une prière.

Puis la ménestrelle s’estime satisfaite de l’état de la plaie et laisse son couteau refroidir par terre. Elle sort alors un torchon de son sac, trempé de pluie mais propre. Elle se tourne vers la tête de la capitaine et s’assoit à côté. Elle lui parle d’une voix qui se veut calme, mais elle est elle-même sous le contrecoup de ce qu’elle vient de faire.

« C’est…fini pour aujourd’hui cap’s. Je suis pas médecin, et…clairement ce que j’ai fait est pas suffisant…mais on va s’arrêter là. Je te mets un bandage, on essaie de faire une attelle…tu manges un peu. Et on bouge. Ça te va ? »

Ce faisant, elle caresse le front de la capitaine avec son torchon, épongeant la sueur. Puis elle récupère délicatement sa flûte.

« Et elle est même pas cassée, c’est trop gentil. »

Elle part alors en quête de branches d’arbre assez droites et solides. Le bruit de ses bottes et du grelot s’éloignent un peu dans le brouillard et le silence. Pendant que la capitaine reprend son souffle, l’acolyte aide l’ex-marin à se relever.

« Bon, Raul, tu as l’air d’avoir repris tes esprits ? »

Celui-ci hoche doucement la tête.

« Alors dis-nous ce qui est arrivé. Comme tu t’en souviens. »

Deux claquements secs proviennent de la direction où est partie la ménestrelle.

« Je…j’étais là avec Anthelme. J’trépignais sur place pour pas g’ler, et il faisait pareil. J’ai entendu des cris de piafs, deux, trois fois. P’is je les entendais même voler, pas loin, et ça stressait pas mal Anthelme. Alors j’ai essayé d’le rassurer en lui parlant. P’is il s’est mis à hennir comme pas possible, alors que les piafs faisaient de plus en plus de bruit… »

Les bruits de bottes de la ménestrelle se rapprochent à nouveau.

« Et d’un coup, il s’est mis sur ses pattes arrières en m’envoyant valdinguer dans la boue ! Je me rappelle pas trop du reste, je sais juste que pendant un temps j’arrivais pas à bouger, et que j’ai l’impression d’y être bien resté quelques minutes, vu comment mes fringues sont couvertes de boue. »

« Tu n’as pas trop froid ? »

« Si. Mais je me sens mieux donc je vais me remettre à trépigner sur place, si tu veux bien. »

La ménestrelle est en train de nouer une attelle de fortune.

« Bon, c’est pas avec ça que tu vas marcher, mais au moins tu pourras clopiner. Et tiens. »

Elle lui tend une longue branche fourchant à un bout.

« Tu t’en serviras de béquille. Dans la boue ça risque de juste s’enfoncer, mais quand on aura descendu cette putain de colline ça ira mieux. D’ici là… »

Elle fait un signe de la main à l’acolyte.

« Tu penses pouvoir la soutenir ? Avec Raul dans les choux et Anthelme on sait pas où, t’es le nouveau plus costaud de l’équipe. Et pour les moments chiants je t’aiderai comme je peux. »

L’acolyte jette un regard inquiet vers l’ex-marin, qui grelotte de toutes ses forces. La ménestrelle le voit et devance sa réponse.

« D’accord, je m’occuperai de tonton Raul pendant ce temps là. »

« Entendu. Avant ça, je propose quand même qu’on prenne le temps de manger un peu…voire se changer en fait. Nos habits sont trempés, avec un peu de chance au fin fond de nos sacs on trouvera mieux. »

Tout le groupe attend une remarque sarcastique de la ménestrelle sur la pudeur habituelle de l’acolyte. Mais l’épuisement physique et émotionnel est trop fort. Celle-ci commence simplement à chercher des choses dans son sac.

Le froid est mordant sur leurs peaux nues, et les habits enfilés ensuite sont loin d’être assez chauds, mais l’amélioration même minime de la situation remonte légèrement le moral des troupes. L’acolyte aide le marin à lacer son pantalon, ses mains tremblantes n’y parvenant pas toutes seules. La ménestrelle a une discussion vive avec la capitaine, assise là où elle est tombée.

« Allez, Bia, merde à la fin, enlève-moi cette cotte de maille, elle te servira à rien, là. »

« Tu sais bien que je porte tout le temps mon armure, c’est à peine si je l’enlève pour dormir ! »

« Oui, bah là on n’a qu’à dire que tu vas dormir sur l’épaule d’Alex, hein ? Parce que si tu gardes ce truc, même si je l’aide on va pas arriver à te traîner jusqu’en bas de cette putain de pente. »

Soupirant, la capitaine accepte. Elle pousse un petit cri quand elle s’appuie par réflexe sur sa jambe brisée pour récupérer la cotte qui lui passe sous les fesses. À moitié en serrant les dents, à moitié en s’appuyant sur la ménestrelle, elle parvient finalement à se changer. Alors le groupe se regarde.

« …c’est surtout une autre paire de chaussures, qu’il nous faudrait, hein ? »

Des haussements d’épaule répondent à cette affirmation. Le silence se fait, le brouillard pèse toujours, empêchant de voir à plus que quelques pas. L’acolyte sort une miche de pain à la fois rassis et trempé de son sac et le divise comme il peut. Tout le monde mastique lentement, évitant de trop penser à ce qu’il vient de se passer.

La ménestrelle aide la capitaine à se lever sur une jambe, l’acolyte passe sous son épaule droite. Toutes se mettent en route, la ménestrelle ouvrant la marche et l’ex-marin la fermant.

Aux bruits de succion des bottes dans la boue s’ajoutent maintenant les soupirs d’efforts redoublés de l’acolyte pour ne pas glisser, et les protestations que la capitaine lâche malgré elle quand son pied droit touche le sol. Les grelots de la ménestrelle ne font que mettre plus en avant le silence de plomb qui les enserre au plus près.

Petit à petit, mètre après mètre douloureusement parcouru, le brouillard s’affine. Les buissons de ronces et les arbres qui entourent toujours le chemin réapparaissent. C’est l’ex-marin qui réagit en premier.

« Anthelme ! »

Le groupe se fige. Le cinquième membre de cet assemblage hétéroclite est effondré sur le flanc en bord du chemin, la tête à moitié dans un buisson de ronces. Le doute plane un instant, un instant d’espoir de trop. L’ex-marin bouscule celles qui le précédaient en glissant dans la boue.

« Anthelme, dis quelque chose ! »

Le doute se brise en éclat. La tête du cheval est noire, comme carbonisée, et parfaitement immobile. Ses yeux sont d’un blanc livide qui ne voit plus rien. Le flanc n’est plus soulevé par les respirations saccadées de sa folie. L’ex-marin trébuche dans la boue en arrivant au niveau du cheval. La ménestrelle qui lui a emboîté le pas l’aide à se relever.

« Raul, reprends-toi. »

Elles observent le cadavre de leur compagnon de voyage. Mis à part les quelques griffures du buisson de ronces dans lequel il a fini sa course, il n’a pas de blessure entre son cou et ses sabots. Mais sa tête n’est qu’une seule grande brûlure. La teinte bleu-noire qui paraissait homogène de son museau à ses oreilles est en réalité parcourue de nervures plus foncées. Ces nervures forment comme une toile d’araignée infecte, rampante, très dense autour des yeux dont elles font ressortir le voile livide, et plus espacée, comme striée, sous son menton trempé de salive encore chaude.

L’acolyte et la capitaine finissent par rejoindre les autres en haletant d’effort. Laissant la capitaine s’appuyer sur la ménestrelle et sa béquille, l’acolyte s’approche de la tête du cheval. Malgré l’envie de vomir qui le saisit à la vue de la marque noire, il approche lentement sa main pour comparer la marque à celle que ses deux doigts portent. La sienne semble moins sombre et moins striée, mais la ressemblance est évidente. Malgré la présence si proche de la mort, il ne peut s’empêcher de se sentir soulagé que la zone sombre sur sa main ne soit pas plus étendue que tout à l’heure. Il remarque, à la verticale sous la tête du coursier, une flaque de cette mélasse perfide qui semble à l’origine de tout ça. Elle disparaît à vue d’œil.

« Faites attention où vous marchez, il en reste. »

« De quoi ? »

L’acolyte hausse les épaules en s’éloignant légèrement de la tête du cheval, réprimant une envie de vomir de plus en plus certaine.

« Ce qui dégoulinait de la tête d’Anthelme juste avant qu’il ne détale. Mais ce que c’est vraiment, seuls les Dieux savent. »

Dans un silence inquiet et pesant, tout le monde récupère ce qu’elle peut des affaires que portait le cheval. La moitié d’entre elles sont enfouies sous sa lourde masse embourbée et personne n’a le courage d’essayer d’en tirer quoique ce soit. Le peu de vivres encore viables sont répartis uniformément entre les membres du groupe.

Puis toutes repartent vers le bas de la colline, dans un silence appesanti de deuil. Le brouillard continue de s’affiner, laissant progressivement entrevoir la lande boueuse qui les sépare du manoir.