La Folie Pourpre - Chapitre 10

Contenu sensible : Folie, Brûlures

Les bruits de pelle et le souffle rauque de Mark emplissent l’air humide et froid du sous-bois alors qu’il creuse seul la tombe de Joquie. Il est entièrement absorbé par sa tâche, creusant en cercle et trop profond sans s’en rendre compte, sous le regard triste de Ivan, Paola et du groupe, frissonnant à quelques pas depuis qu’il a refusé leur aide d’un regard fou, leur arrachant les pelles des mains.

Il semble chantonner faux comme pour lui-même un air entêtant, atonal, dont les seules paroles sont un « Dom ! » ou un « Dom ? » occasionnel. Le tas de terre à ses côtés continue de grandir alors qu’il est presque enfoncé jusqu’à la taille. Sur le linceul qui recouvre le cercueil où a été déposée Joquie, le sang commence déjà à s’écailler, tandis qu’une odeur nauséabonde s’élève en faibles panaches de buée claire.

La petite assemblée s’impatiente, piétinant sur place pour se réchauffer, tandis que des lumières s’allument derrière elles, aux fenêtres des maisons du bourg. Puis finalement, Mark se fige après avoir balancé une dernière pelletée par-dessus son épaule. Même depuis quelques pas de distance, les personnes présentes voient qu’il se crispe, toute sa silhouette se tend. Il se tourne lentement vers le cadavre de Joquie, et se met à hurler quand ses yeux se posent sur celui-ci.

Son hurlement devient d’abord le nom de son fils, répété une dernière fois, avant qu’il ne soit à bout de souffle et que sa voix se brise. Il projette alors la pelle loin de lui, de toutes ses forces, mais son état étouffant toute coordination, elle fait un arc au-dessus du corps de Joquie, va tristement buter contre un arbre tout proche, et retombe vers le cadavre, déchirant le linceul et découvrant partiellement le corps.

Reprenant sa respiration comme s’il venait de manquer de se noyer, Mark s’effondre en sanglots qui ressemblent à des rires, assis au bord de la fosse, la tête dans les mains. Les personnes présentes le regardent, gênées, paralysées par son impulsion soudaine autant que par sa fin inattendue. Les rires-sanglots de Mark se mélangent à la buée s’élevant du cercueil à demi-découvert, tandis que personne n’ose s’approcher.

Enfin, Raul s’avance de sa démarche pesante, attirant des regards surpris et soulagés. Il remet sans cérémonie le linceul à sa place, puis prend le couvercle dans ses grandes mains et le pose sur le cercueil. Alors il attrape le marteau déposé là auparavant, les quelques clous de fer à moitié recouverts de la terre jetée par Mark, et se place à côté du fermier sanglotant dans la tombe en lui tendant le tout.

Mark sursaute à moitié, arrêtant soudainement ses sanglots-rires pour regarder d’un œil rouge et fou le marteau tendu. Sans un regard pour Raul, il le prend, se lève avec difficulté et s’approche du cercueil. Il se concentre visiblement, plissant les yeux après les avoir essuyés dans sa manche terreuse, soupesant le marteau comme si c’était une arme. Il balaie alors le regard tout autour de lui, ne semble pas voir les cinq personnes grelottantes qui le regardent, ni Raul à ses côtés, et enfonce les clous avec détermination, chaque coup un peu plus fort que le précédent.

Puis il s’écarte, regardant à nouveau dans toutes les directions. Bien qu’il soit maintenant silencieux, tout le monde comprend qu’il cherche des yeux Dom, son fils, le meurtrier de sa femme, la cause de son malheur et son seul espoir de repos tout à la fois. Alors Kat, Ivan et Paula s’avancent, Kat rejoignant Raul d’un côté du cercueil, le prêtre et la guérisseuse allant de l’autre. Ivan présente deux cordes qu’il pose sur le cercueil.

Il prend une grande inspiration, cherche le regard de Mark, y renonce, semble près d’abandonner mais prend finalement la main de Paula comme par réflexe et dit simplement d’une voix grave « Nous perdons, aujourd’hui, une amie. Qu’on se souvienne d’elle avec bonheur et bienveillance. »

Puis il marque un silence, raccourci par le froid qui les transit très vite. Alors il reprend les cordes, en tend une à Paula, et chacune fait passer la sienne sous le cercueil. Kat et Raul se baissent alors, récupèrent l’autre bout de leurs cordes et le soulèvent.

Un nouvel instant de silence, pendant lequel chacune se tourne vers Mark, et voit qu’il n’a pas bougé mais que son regard continue de balayer incessamment l’obscurité de la forêt. Alors les quatre porteuses tirent sur la corde rêche de leurs mains engourdies de froid, et soulèvent le cercueil doucement, avant de se déplacer au-dessus de la fosse trop grande creusée par Mark.

Sans un mot, sans autre bruit que la corde et le bois grinçant lentement, le corps de Joquie rejoint sa dernière demeure.

Les porteuses regardent un temps le cercueil immobile, puis Ivan et Paula tirent délicatement sur leurs cordes pour les récupérer. Alors toutes se détournent et rejoignent leurs compagnons. Mark semble avoir repris ses esprits, il a cessé de guetter partout autour de lui, et il se dirige vers la pelle et le tas de terre.

Ivan lui demande poliment s’il veut de l’aide. Mark se retourne vers le groupe, ouvre grand les yeux comme s’il était surpris de les voir là, puis répond sèchement en agitant le bras dans aucune direction claire. « Moi. Et Dom. Seuls. »

Tout le groupe pousse un soupir tendu, mais Raul prend à nouveau les devants. « Rentrez à l’intérieur. Je reste vérifier qu’il ne fait pas de connerie, et je l’raccompagne chez lui ensuite. »

Toutes le regardent avec un soulagement perceptible. Pendant qu’elles se détournent, pressées de se réchauffer malgré la longue et difficile soirée qui s’annonce, Bia reste un instant en retrait. « Dès qu’il est couché et inoffensif, tu reviens, d’accord ? On a besoin de toutes les têtes froides, ce soir. »

Alors elle s’éloigne en clopinant sur ses béquilles, rattrapant le groupe qui tourne vers la grande salle. Raul voit Andrée qui les accueille en annonçant qu’elle a fait un feu, et qu’elle est pressée de parler avec elles de « tout ça ». Le marin soupire, légèrement inquiet, puis se tourne vers Mark en se frictionnant les bras pour ne pas s’engourdir de froid.

Le fermier semble avoir pris 10 ans en une journée. Penché comme si la pelle lui servait de canne, il pouffe d’effort à chaque pelletée de terre et respire comme un taureau. Raul l’observe à une distance respectueuse. Cela fait longtemps qu’il n’a pas été seul avec ses propres pensées.

Alors qu’il laisse ses yeux se perdre dans la noirceur des bois, des images lui viennent à l’esprit, sans qu’il les y ait invitées. Il aperçoit Anthelme un instant, et son cœur se serre. Mais celle qui lui envahit les sens, c’est la scène au moulin. Kat qui embrasse Bia qui pleure et embrasse Kat. Une vague de chaleur partant de son ventre lui fait oublier le froid un instant, et vient lui entourer la gorge, les joues, les oreilles. Il ferme les yeux avec un sourire incontrôlé, tout en essuyant une larme avec une main tremblante. Le moment se déroule derrière ses paupières, en boucle.

« Ne fais pas comme si tu n’avais pas peur. » La phrase qu’a prononcée Katerin. Il revoit la scène encore une fois mais c’est sa voix qui prononce cette phrase, ou alors c’est à lui qu’elle le dit, et la violence guérisseuse de ces mots lui met une claque. Il ferme les yeux un peu plus fort et laisse les larmes couler lentement. Les bruits de pelle et les soufflements de Mark se mélangent aux bruissements des arbres et le bercent quelque temps.

Le froid le fait revenir à lui plus vite qu’il n’aurait voulu, et il se remet à se frictionner les bras. Jetant un œil vers le cimetière, il voit que Mark, avec tout le bruit qu’il fait, a déjà fini de recouvrir la tombe de sa femme, et qu’il commence à tapoter sur la terre du dos de la pelle pour tasser le tout. Il a l’air complètement absorbé par sa tâche, et porte un air sérieux qui rassure un peu Raul.

Quand il a fini, Mark pose délicatement la pelle contre l’arbre le plus proche et se retourne vers la place centrale du village. Il semble n’apercevoir Raul qu’à ce moment là et s’adresse à lui de sa voix normale. « Oh, vous êtes restez là, vous ? Pas attrapé froid ? »

Raul le rejoint quand il s’avance vers le village. « Ça va. Je peux vous raccompagner chez vous ? Il s’fait pas tôt et vous d’vez être bien fatigué. » Et après un instant. « Et il faudrait qu’on récupère nos affaires. »

Mark le regarde un instant puis hausse les épaules. Il glisse tout de même un « Merci » quand il s’engage sur le chemin de chez lui, attrapant une torche sur une façade au passage. Raul s’engage à sa suite et le guette du coin de l’œil, hésitant sur la façon de lui parler. Il finit par lui demander doucement dans sa grosse voix « Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant, Mark ? »

Le fermier continue de marcher un temps comme s’il n’avait pas entendu la question, traversant la forêt nocturne à grands pas. Puis il ralentit légèrement pour tourner la tête vers le marin. À la lueur de la torche, ses yeux sont striés de rouge d’avoir tant pleuré, mais calmes à présent. Sa voix semble porter le monde entier, ne devenant qu’un murmure. « Dormir. »

Raul hoche simplement la tête, partiellement rassuré. Avant qu’ils n’aient eu le temps d’un autre échange, ils arrivent dans la friche de la ferme, et Mark se sert de leur torche pour en allumer une chez lui avant de tendre l’autre à Raul. Il prononce un dernier mot lentement « Merci. » avant d’entrer dans sa ferme. Quelques instants plus tard, il apparaît sur le seuil à nouveau, tendant les affaires du groupe au marin. Puis il retourne à l’intérieur en repoussant la porte derrière lui.

Le bruit de la porte qui se ferme ôte comme un poids sur les épaules de Raul, malgré l’encombrement des sacs de ses compagnons. Il a l’impression qu’il annonce le retour au calme et à la normalité, que cette journée de folie va enfin s’apaiser et disparaître. Mais le vent qui bruisse dans la forêt porte jusqu’à ses oreilles un unique croassement, comme pour démentir. Alors il se rappelle que le reste de ses compagnons est en train de parler avec Andrée et Ivan dans la grande salle, et un mélange d’inquiétude et de détermination monte en lui. Enfin, des personnes parlent de faire quelque chose de concret contre cette menace étrange, mais rien ne dit qu’elles vont trouver quoique ce soit.

Le marin secoue la tête pour tenter de chasser les questions auxquelles il n’a aucune réponse puis se remet en route. Il se concentre exclusivement sur sa respiration et sur mettre un pas devant l’autre, traversant la forêt dans son petit halo de lumière. Et malgré cela, les questions se bousculent à nouveau. Ou plutôt la question, avec ses multiples facettes et conséquences, qui étouffe tout le reste. Une Folie est-elle en train de commencer dans ce village ?

Des souvenirs passent devant ses yeux. Depuis le Manoir, qui semble être la source de tout ce bordel. Bia qui perd le contrôle et refuse de le voir. Alexis qui se braque, qui panique, qui se met à réciter des prophéties. Béatrice et Fine qui attirent ces oiseaux noirs et fantomatiques. Andrée qui enrage et qui parvient à convaincre tout le village de chercher à comprendre l’incompréhensible. Mark qui semble avoir perdu tout à fait la raison après que son fils soit matricide. Et merde, même Kat…Kat qui voit des choses. Comme une expression bien particulière sur le visage d’Alexis, cette difformité de la statuette, alors que Raul voyait en même temps l’acolyte comme parfaitement normal.

Même Kat… Raul sent son cœur battre avec la force de l’inquiétude, et ses cheveux se dresser sur sa nuque. Est-ce que lui est sûr d’être sain d’esprit ? Si les autres membres du groupe, qui avaient échappé à la Folie de Bois d’Or, semblent être affectées cette fois-ci, comment savoir s’il ne va pas y succomber également ?

Il repasse toutes ses actions en revue, essaie de se rappeler de ses moindres gestes. A-t-il été lui-même tout ce temps ? A-t-il été maître de chacune de ses décisions ? Est-on censé être maître de chacune de ses décisions ?

Le marin émerge soudainement de ces pensées quand son faible halo de lumière disparaît dans les lumières du village. Il se tourne alors vers la salle commune et tente de se calmer. Des voix agitées semblent venir du regroupement. Il raccroche sa torche sur la façade, écarte le rideau et regarde à l’intérieur.

Un feu a été allumé au centre de la pièce, sa fumée sortant par une ouverture dans le toit. La table qui sert de bureau à Ivan a été déplacée assez proche du feu, et le prêtre y est assis, du côté du feu, avec Andrée et le reste du groupe. Paola n’est pas là.

Ivan, le visage rouge et tendu, est en train de pointer du doigt frénétiquement une ligne dans un livre, à l’attention d’Andrée qui ne le regarde pas. Toute son attention est dirigée vers Alexis et Kat, qui semblent en train de réciter des vers, se corrigeant l’une l’autre en permanence, créant un récit incohérent, impossible à suivre. Le regard de Bia oscille entre ses compagnons, Andrée, et la statuette posée au beau milieu de la table, son expression inhumaine tournée vers tout le monde et personne en même temps, épicentre de cette agitation que plus personne ne remarque.

La capitaine est la première à voir l’arrivée de Raul, mais n’a pas le temps de réagir parce qu’Ivan monte encore d’un ton en direction d’Andrée, la main plaquée sur la page du livre qu’il désigne.

« Andrée, enfin ! Dites-le moi si vous n’en avez rien à faire de ce que je dis. Tout est dans ces lignes, tout ! Si c’est des réponses que vous voulez, tout est là ! »

La charpentière essaie d’être patiente mais son esprit est ailleurs. « J’entends bien, Ivan, mais tu sais bien que je ne parle pas cette langue, je ne sais pas la lire. Alors un témoignage orale est beaucoup plus utile pour moi…tu comprends ? »

Alexis et Kat se sont interrompues pour regarder l’échange. Elles ont l’air très gênées, conscientes que leur enthousiasme à réciter est responsable de la colère d’Ivan. Le visage de celui-ci devient pâle. Il referme lentement le livre, bien à plat sur la table, les deux mains sur la couverture. « Oui. J’ai compris. »

Il prend le livre et se lève en tournant le dos à la table. « J’ai compris. » Face au feu, ses yeux balaient un instant la pièce sans la voir, et Raul voit qu’il n’est pas aussi calme qu’il veut le faire croire. Mais avant qu’il n’ait le temps de s’approcher de lui, Ivan lâche le livre au-dessus des flammes comme il lâcherait une pomme de terre dans une marmite.

Les pages se sont déjà embrasées le temps que les personnes présentes comprennent ce qu’il vient de se passer. Une cacophonie de réactions surprises et paniquées s’élève, tout de suite interrompue par un cri strident poussé par Katerin. Tous les regards oscillent frénétiquement entre les flammes qui achèvent de brûler les pages sèches du livre des Pélerunes d’Ivan, et l’expression désespérée de la ménestrelle, alors que chacune cherche à comprendre.

C’est Raul, s’avançant depuis l’embrasure de la porte, qui sort le premier de cet étonnement paralysant. Il saisit d’abord Ivan par le col et l’éloigne des flammes, le forçant à s’asseoir. Puis il continue à faire le tour de la table jusqu’à Katerin, qui peine à reprendre son souffle.

« Qu’est-ce que t’as vu, Kat ? » Son ton est doux malgré l’inquiétude.

La ménestrelle se retourne vers lui en respirant difficilement. Ses yeux regardent dans le vide, elle veut les fermer mais n’y parvient pas. Elle répond en tremblant de peur. « J’ai vu…. Pendant un instant, j’ai vu Ivan… » Elle reprend son souffle avec difficulté. « Il était la statuette ! Je…Je sais que ça ne veut rien dire…Désolée… » Elle fait beaucoup d’efforts pour réprimer un sanglot de panique. Elle à l’impression que le monde s’effondre autour d’elle quand soudain Raul pose une main sur son épaule.

« Je te crois, Kat. » Il soupire doucement. « C’est pas la chose la plupart bizarre qu’on ait vu ces derniers jours, alors je te crois. » Il prend un temps pour réfléchir, pendant lequel il se rend compte du silence qui s’est fait dans la pièce. Il poursuit alors à voix haute, pour tout le monde. « J’ai bien peur qu’une Folie se prépare, ici. Et je sais que j’suis pas le seul à l’penser. »

Un lourd silence suit ces mots. Chacune regarde les autres, pour éviter de se regarder soi-même. Seul Ivan est immobile, son front pesamment appuyé dans sa main gauche, les yeux fixés sur la table. Bia commence à parler, poursuivant le raisonnement de Raul.

« Si c’est ça, on est peut-être arrivées trop tard. Une fois une Folie commencée… »

Andrée lui coupe la parole avec violence. « Non ! On peut toujours faire quelque chose. Protéger les gens, limiter les dégâts, sauver ce qui peut être sauvé. »

La capitaine continue, agressive. « Mais à qui faire confiance ? Comment ? Comment être sûres qu’on n’est pas nous-mêmes folles ? Même là, maintenant, comment savoir si on n’est pas ne train de paniquer pour rien ? »

Alexis sort du silence, l’air sombre. « C’est rester calme qui serait louche. Andrée a raison, même si on ne peut être sûres de rien, il faut agir. »

Bia s’apprête à rétorquer mais Raul la devance. « D’ailleurs. De quoi vous avez parlé quand j’étais parti ? Agir d’accord, mais en pratique ? »

Un léger temps passe en silence, pendant lequel Kat reprend ses esprits, Andrée rougit de son agressivité, Bia s’inquiète de son manque d’espoir, Alexis observe la statuette avec attention et Ivan lève enfin les yeux de la table. Raul se tourne vers lui. « Ivan ? Est-ce que vous avez assez de recul ? »

Le prêtre le regarde et soupire longuement. Puis il éloigne son buste de la table et se tient droit, contre le dossier de sa chaise. Une grande inspiration. « Alexis et Katerin ont présenté des versions…différentes de certains passages des Pélerunes. L’Entité y est présentée comme rationnelle, au moins partiellement. Assez pour qu’on puisse espérer interagir avec. Or Andrée est persuadée que certains vers des Pélerunes évoquent un moyen d’interagir, justement. »

Andrée profite de cet instant de répit pour respirer. « Oui, en effet, je pense qu’il y a une sorte de rituel que l’on peut faire pour communiquer, voire pour l’apaiser. Quelque chose que l’on pourrait faire à la prochaine pleine lune. »

« Pleine lune ? » Comme tout le monde la regarde avec un air surpris, Raul déduit que la discussion n’était pas allée beaucoup plus loin pendant son absence.

« Oui, je n’avais pas encore eu le temps de le dire, mais j’ai toujours remarqué que la pleine lune rendait mieux visible la limite de Son domaine. Et ce serait le meilleur endroit pour Lui parler, non de l’intérieur mais de l’extérieur. »

« Et le but, ce serait ? Tu es restée très floue à ce sujet jusque là. » Bia commence à prendre son expression de capitaine en conseil de guerre.

« Montrer qu’on existe, en fait. La rendre consciente de ce qui est en train de se passer, qu’Elle est en train de détruire ce monde qu’Elle a créé. »

Raul écarquille les yeux. « Qu’elle a créé ? Vous pensez que l’Entité dont on parle depuis tout à l’heure serait la Première Déesse ? » Il pose le regard sur ses compagnons autour de la table. Leurs avis sont mitigés, seul Alexis confirme avec force. « Quand on y pense, c’est logique, non ? Une Entité endormie depuis la nuit des temps, dont le réveil annonce des effets cataclysmiques, au point de rendre ridicule tous les miracles jamais accomplis par les Dieux et Déesses que nous tenions pour toutes-puissantes. »

Alors que ses compagnons soupèsent ces informations, Bia reprend la parole, le menton posée sur ses mains entrecroisées. « Question de théologie bassement pragmatique. L’Entité dont vous parlez, c’est censée être la créatrice du monde entier ? Ou des humains ? » Avant qu’Alexis ne réponde aussitôt elle précise. « Et je veux la réponse de tout le monde, y compris vous, Ivan. »

L’appel fait légèrement sursauter le prêtre, le tirant de sa torpeur. Il se lève lentement et se rapproche du feu, pendant que tout le monde l’observe, dans un silence peuplé seulement du crépitement des flammes. Avant que Raul, encore debout et sur le qui-vive, n’ait le temps de s’approcher de lui, Ivan se baisse vers les flammes et y plonge la main vers le rectangle de cuir roussi qui était la couverture de son livre, et qui est maintenant tout ce qu’il en reste. Il ne semble ressentir aucune douleur mais une puanteur de chair brûlée emplit immédiatement les narines des personnes présentes. La surprise les empêche d’agir, et Ivan se relève, la couverture du livre dans sa main écorchée vive par les flammes.

Sans donner le moindre signe de douleur malgré les plaies béantes et encore crépitantes sur sa main, ni même de conscience de ce qu’il vient de faire, Ivan reste debout et ouvre en deux la couverture, comme s’il tenait encore le livre en main, faisant tomber un nuage de cendres de papier. Il ferme alors les yeux, faisant avec son autre main un geste ressemblant à quelqu’un qui tournerait des pages invisibles. Puis, alors que tout le monde est encore sidérée, il répond d’une voix claire.

« La Première Déesse, s’il s’agit bien d’Elle, est décrite comme la Créatrice absolue de toutes choses belles et horribles, animées et immobiles, pensantes et inconscientes. C’est l’Architecte dont les autres Dieux et Déesses sont les charpentières, en comparaison. Donc oui, Elle nous a créées en même temps que le reste. »

Le prêtre referme la couverture sur elle-même, et la pose précieusement sur la table. Un soudain tressaillement semble indiquer qu’il prend conscience de l’état de sa main et de la douleur terrible qui en irradie. Il la regarde quelques temps, comme sans comprendre, puis, plutôt que de s’asseoir, il sort en tenant sa main loin devant lui, comme pour en éloigner la douleur, gémissant simplement « Vais voir…Paola. » avant de disparaître par la porte.

Tout le monde le suit du regard, puis s’immobilise quand il sort de leur champ de vision. Alors chacune se retourne vers la table, et semble décider tacitement que puisqu’Ivan a repris se esprits avant de partir, tout va bien. Andrée cligne lentement des yeux, puis se retourne vers Bia, répondant d’une voix posée. « Sur cette présentation de la Première Déesse, je suis d’accord avec Ivan. » Alexis acquiesce également. Bia fait un signe de tête pour les laisser poursuivre.

Andrée prend le temps d’éloigner de son esprit l’image de la main demi-calcinée et purulente du prêtre, puis reprend la parole. « À la prochaine pleine lune, donc d’ici une semaine, il faut que nous soyons prêtes. Le plus difficile est de savoir exactement ce qu’il se passera et ce que nous devrons faire, pour le rituel, parce que même dans les versions connues par Alexis et Katerin, les Pélerunes n’en parlent qu’à mots couverts. La seule chose de certaine est qu’il faudra prononcer le Nom de la Déesse pour la tirer de son sommeil. »

Le ton sur lequel Andrée finit ses explications semble moins certain qu’elle ne voudrait. Le groupe se regarde de côté, même Alexis semble avoir des doutes. Bia finit par dire tout haut ce qui les inquiète toutes. « Et est-ce qu’on connaît ce Nom ? »

Andrée blêmit légèrement. Puis très franchement. Puis elle répond en un souffle. « Pas encore. » Elle pose ses mains à plat sur la table, un craquement étrange se fait entendre. « Pas encore mais bientôt. Les Pélerunes font référence à une chanson antique qui contiendrait le Nom. »

« Et qui connaît cette chanson ? » Katerin a un air sceptique.

Un nouveau craquement, plus net, se fait entendre, alors que les phalanges de la menuisière deviennent blanches, révélant la pression que celle-ci applique pour rester calme. « Un culte peu influent mais très vieux. Nous sommes entrées en contact avec elles il y a déjà quelques temps, Dié a trouvé l’une des leurs à Érache, elle doit nous recopier ce chant. Elle n’avait pas fini hier, quand il y est passé, mais d’ici deux jours ça devrait être bon. »

Raul répond aussitôt. « Mais pourquoi elle recopie tout l’chant ? On a juste besoin du Nom, non ? »

Le teint de la menuisière devient plus pâle, si cela était encore possible. Katerin répond alors lentement. « C’est parce que ce chant…il n’est pas dans une langue que l’on connaît, c’est ça ? Et la personne qui le recopie ne la connaît pas non plus. Donc on va devoir tout chanter parce qu’on sait que quelque part à l’intérieur, l’un des mots va être le Nom de la Première Déesse, mais on sait pas où. C’est bien ça ? »

Andrée hoche lentement la tête. « C’est le seul moyen qu’on a trouvé. Donc, hélas, le meilleur. » Elle enlève ses mains de la table et les met sur ses genoux. Deux empreintes restent sur le bois, comme striées, craquelées. Personne ne les remarque vraiment, tout le monde étant trop concentrées sur la discussion.

Bia reprend le ton de conseil de guerre. « Donc Dié va retourner à Érache. Il revient avec le chant, avant la pleine lune. » Elle réfléchit un instant, puis répond d’un ton sec. « On va avec lui. »

Tout le monde a un moment de silence, surprises. Puis les objections fusent. Katerin. « Cap’, tu n’es pas en état ! » Raul. « Et Dom est peut-être toujours dans les parages, il y a besoin de toutes les forces possibles ici. » Alexis. « Est-ce que c’est pas plutôt à Nervine qu’il faudrait retourner ? »

Tout le monde se retourne vers Alexis, surprises à nouveau. Leurs regards étonnés posent très clairement la question « Pour quoi faire ? » à l’acolyte.

Celui-ci rougit, perdant l’assurance qu’il avait lors des discussions théologiques, puis fixe la statuette. « Parce que c’est de là-bas que vient cette représentation de l’Entité… Donc qu’il y a probablement quelque chose qu’on a raté lors de notre première visite. »

Katerin répond d’un ton incertain, touchant l’arrière de son crâne par réflexe. « Je veux bien, Al’, mais on n’est que quatre, dont Bia qui est encore mal en point, alors si on se sépare en trois groupes… »

Bia l’interrompt. « Attends, Kat’, ça fait sens ce qu’il dit. » Andrée surenchérit, reprenant des couleurs normales. « Et je peux aller à Nervine avec l’une d’entre vous, si vous voulez. Si on compte Dié et moi, ça fait six. Pour ce qui est de protéger le village, la tenue du rituel est le plus important. Et si on souhaite capturer Dom pour l’empêcher de nous menacer, nous connaissons mieux la forêt alentour que vous, nous devrions pouvoir nous en sortir. »

Le groupe observe d’abord la charpentière, soupesant ses paroles. Puis se regardent entre elles, estimant l’avis des autres. Raul va s’asseoir à la place qu’Ivan a laissée vide, l’air pensif. Bia finit par répondre, pour tout le monde. « On ne décidera rien ce soir. On va en parler entre nous, et demain on verra comment on s’organise. » Elle se tourne vers Andrée. « Vous pouvez nous apporter des paillasses ? On va laisser de l’espace et du temps à Mark, mais il nous faut quand même un endroit pour dormir. Ici semble bien. »

Andrée hoche rapidement la tête. Elle paraît très rassurée que la discussion sur les détails de l’organisation ait pris le pas sur la remise en question de sa théorie. « Dié en a quelques unes, pour quand il fait relais de poste, et je dois pouvoir en trouver chez d’autres villageoises. » Elle se lève, et rajoute en partant. « Merci. »

Le groupe se détend légèrement à son départ, simplement par le confort de se retrouver seules ensemble, comme pendant toute la longue enquête qui les a amenées jusqu’ici. Elles se regardent en soupirant longuement, puis commencent à discuter de l’organisation du lendemain, soupesant leurs options.