La Folie Pourpre - Chapitre 11

Contenu sensible : Folie

Beaucoup des villageoises sont rassemblées devant le relais de poste de Dié, malgré l’heure encore matinale, attirées par l’agitation des préparatifs du départ. Assez vite, Dié sort en tenant la bride d’un cheval brun élancé, suivi docilement par deux autres aux robes plus claires. Les trois sont sellés et prêts au départ. S’extrayant de la foule présentes le groupe d’investigatrices envoyées par Bois d’Or, arrivées il y a seulement quelques jours, s’avancent vers les chevaux.

Alexis, ayant troqué sa tenue ample d’acolyte peu pratique pour des habits plus simples, se dirige vers le cheval de queue et prend le temps de l’habituer à sa présence, malgré les légers mouvements de recul de l’animal, surpris. Bia, une attelle fabriquée par Andrée sous la direction de Paola lui enserrant le pied et le tibia, s’approche avec ses béquilles de l’autre cheval. Raul, Kat et Dié s’avancent en même temps pour l’aider à monter. La capitaine se tournent vers elles avec détermination.

« Kat, Raul, j’apprécie l’intention, mais il va falloir que Dié sache comment m’aider, pour le retour, donc un peu d’entraînement nous fera du bien. » Elle les regarde une à une dans les yeux et leur parle à voix basse. « Raul, garde la tête froide pour tout le monde, je crains que vous n’en ayez besoin. Kat, ne t’éloigne jamais trop d’Andrée, je ne lui fais pas entièrement confiance. Je reviens vite. » Une note de chaleur inhabituelle dans sa voix trahit son impatience.

Alors le reste du groupe s’éloigne d’un pas pour laisser à Dié la place d’aider leur capitaine. Bia et lui jaugent la situation un instant, puis le messager finit par simplement prendre une de ses béquilles. Bia saisit alors les rênes de sa main libre, place son pied valide sur l’étrier en s’appuyant sur Dié, et dans un grand mouvement fluide, lâche son autre béquille et envoie sa jambe blessée par-dessus la croupe du cheval.

Assise en selle, elle se crispe un instant, luttant contre le réflexe d’appuyer sa jambe invalide dans l’étrier, puis se détend et prend visiblement confiance.

« Ça, ça m’avait manqué. » Elle regarde autour d’elle et voit que Dié et Alexis ont fini de monter, puis fait un signe de tête à Raul et Katerin. « Allez, direction Éraches. On revient bientôt. » Enfin, égale à elle-même, elle se redresse sur sa selle et prend le commandement du trio. « En avant ! »

Le trot des chevaux les porte hors de la forêt avec rapidité, rappelant douloureusement à Alexis et Bia les jours entiers qu’elles ont passé à y marcher. Mais ce sentiment désagréable fait vite place à une impatience de sortir de l’emprise des arbres pour retrouver la plaine, les routes pavées, la ville. Aussi bien Alexis que Bia sentent leur imagination s’éveiller et commencer à reconstruire Éraches telle qu’elles l’ont vu la dernière fois, ou alors plus grande, plus belle, plus peuplée, beaucoup plus accueillante.

Dié, lui, reste silencieux, l’air simplement concentré sur le trajet et la chevauchée. Puis il se tourne sur sa selle vers ses compagnons, et demande d’une voix forte pour couvrir le bruit des sabots. « Quand avez-vous vu Éraches pour la dernière fois ? » Sa voix est empreinte de plus de gravité que de curiosité.

Bia se tend, s’attendant à de mauvaises nouvelles, mais Alexis, un peu trop en retrait peut-être pour entendre plus que la question, répond avec entrain. « Il y a trois semaines ! Nous y sommes restées plusieurs jours. Ce n’est pas aussi grand que Bois-d’Or, mais cela avait été une halte bienvenue après tous les petits villages. »

Bia aperçoit Dié froncer les sourcils juste avant qu’il ne réponde. « Trois semaines… Donc vous y étiez avant l’incendie. » Sa voix baisse et manque d’être perdue sous le bruit des sabots, alors Bia se tourne vivement vers lui -manquant de se faire mal en s’appuyant sur sa jambe blessée- et interroge d’une voix forte. « Quel incendie ? »

Dié semble sentir l’inquiétude dans la question et répond avec calme. « Éraches est toujours là, ne vous inquiétez pas. L’incendie en question n’a détruit que le palais ducal, et les chapelles qui y étaient attenantes. Il était assez peu étendu, finalement, mais dans cette zone de la ville, plus rien n’est debout. On dirait que même les pierres ont brûlé. » Il poursuit en regardant droit devant lui. « Les souverains et leur famille ont arrangé un logement temporaire dans l’hôtel de ville, en attendant des réparations. »

« Et nous pourrons les voir facilement ? »

Dié se tourne à nouveau vers la capitaine. « Vous comptez les voir ? Notre voyage risque d’être un peu court pour obtenir une audience… »

« Avec le message que nous leur avons envoyé il y a quelques jours, je pense qu’on nous accordera une audience immédiate. » Bia se tourne vers Alexis, légèrement en arrière, déjà visiblement fatigué de la concentration nécessaire pour chevaucher. « De même pour un certain nombre de responsables religieuses, mais on en parlera une fois les choses urgentes réglées. » Elle se concentre à nouveau sur le chemin devant elles, laissant le trot régulier l’apaiser. « Où allons-nous loger, d’ailleurs ? Je t’ai juste entendu dire qu’on pourrait rester deux ou trois jours si besoin. »

Dié répond aussitôt. « Oh, oui, mais je pense qu’on n’aura pas besoin de rester plus d’une nuit. Il y a une auberge près du relais des messagères où je pense rester. Elle est tenue par un ordre religieux, et bien entretenue. » Il sourit légèrement. « Mais si vous êtes en si bon terme avec les souverains que vous le dites, peut-être serez-vous logées chez les notables. »

Bia se renfrogne légèrement, prenant mal la plaisanterie. Il n’y a pas si longtemps que ça, elle travaillait encore pour des notables à Bois d’Or, et ce sont elles qui l’ont mise dehors après la folie. Même si c’était un peu sa faute. Beaucoup sa faute. Elle répond alors, sèche. « J’ai dit qu’elles voudraient nous voir, pas forcément qu’elles nous accueilleraient à bras ouverts. On verra. »

La conversation prend fin, la mauvaise humeur de Bia et la tension concentrée d’Alexis laissant peu de répondant à Dié. Il se contente alors du bruit des sabots sur le chemin forestier, puis bientôt sur la route pavée, qui le laisse suivre ses pensées.

Elles arrivent en vue de la ville vers la fin de matinée. Cela fait déjà longtemps qu’elles avancent dans une grande plaine vallonnée, alternant bois et hameaux entourés de champs. Elles aperçoivent enfin Éraches en arrivant au sommet de la dernière colline avant la ville. Même sans connaître très bien la ville, la destruction causée par l’incendie leur apparaît immédiatement. Au sein de la partie de la ville entourée de remparts, il semble manquer un bâtiment, voire un quartier. Seule de la pierre noire est visible à la place. La cité paraît amputée, privée de son cœur géographique et politique.

Mais Dié a bien raison de dire que la ville est encore là. En dehors de ce trou étrange, le reste de la ville, aussi bien les rues serrées à l’intérieur des remparts que le chaos de maisons et de ruelles qui s’étendent autour, semble totalement intacte, et Dia et Alexis devinent des gens et des charrettes aller et venir, alimentant les commerces et les ateliers. Plus près d’elles, sur la pente qui les amène à la ville, beaucoup de personnes sont dans les vignes, une grande hotte sur le dos, à récolter les vendanges tardives en tachant leurs mains et leurs vêtements d’un rouge poisseux.

Le groupe fait avancer leurs montures tranquillement vers la ville, regardant les travailleuses autour d’elles, qui les remarquent à peine ou leur adressent un simple signe de tête. Le bruit des sabots sur la pierre est progressivement noyé par le brouhaha de la vie, des marchandes hélant les passantes ou leurs employées, des charrettes de marchandises, des piaillements d’animaux divers, des marteaux des forgeronnes, des racloirs des tanneuses, des brosses des tisseuses, la musique habituelle d’une ville bien vivante malgré la disparition de son cœur.

Le groupe prend un moment avant de s’immerger dans ce vacarme et les odeurs qui l’accompagnent, qu’elles trouvent agressives après tout ce temps passé dans le silence des arbres et la moiteur de la pluie. Puis Dié guide Alexis et Bia jusqu’à la porte de la muraille, où il leur fait signe de mettre pied à terre.

Pendant que Dié saute à terre et qu’Alexis se dépêtre tant bien que mal, la capitaine manœuvre avec sa jambe blessée pour avoir les deux jambes du même côté, le ventre couché contre la selle, et se laisse lentement glisser en arrière jusqu’à ce que son pied valide touche le sol. Dié lui rend ses béquilles et prend son cheval en plus du sien par la bride. Alors le groupe s’avance jusqu’à la porte, où un garde fait un signe de main en reconnaissant Dié. Le messager opine en retour.

« Bonjour, Sim ! J’ai ici deux personnes envoyées par Bois-d’Or qui souhaitent s’entretenir avec la duchesse et son mari. C’est au sujet des Folies. »

Le garde observe un court instant les nouvelles venues, puis répond sans les quitter des yeux. « Entendu, Dié vous a probablement dit que les souveraines sont relogées dans l’hôtel de ville, depuis l’incendie. » Puis il baisse d’un ton. « Par contre, ne parlez pas trop ouvertement de la Folie, en ville. La situation est un peu tendue. »

Les regards interrogateurs de Bia et Alexis le poussent à continuer. « Il y a un groupe qui s’est créé, affirmant que la Folie est une punition d’une Déesse, qu’elle frappe les injustes et les traîtresses. Ses membres sont très actives, même si probablement pas si nombreuses, et elles ont tendance à provoquer les gens volontairement. Si j’étais vous, je me tiendrais à l’écart de tout ça. »

Les trois voyageuses le remercient puis s’avancent sous la muraille. De l’autre côté de celle-ci, le même vacarme résonne, les mêmes odeurs s’épandent, mais les rues sont plus rectilignes, et les artisans et commerces ont des enseignes plus visibles, suspendues vers la rue. Après avoir confié leurs chevaux à un relais de poste, Dié les conduit vers l’hôtel de ville. En chemin, elles aperçoivent une façade de maison commerçante vandalisée, sur laquelle est écrit en larges lettres tremblantes « Craignez l’éveil de la Déesse ».

La peinture (le sang?) a déjà séché, et le texte commence à s’écailler. Alexis rapproche instinctivement ses bras de son buste, mais ses habits de voyage n’ont pas les manches amples de ses robes d’acolyte et il se retrouve juste dans une position étrange et ouvertement vulnérable. Bia secoue simplement la tête l’air contrariée. Dié essaie d’ignorer le message et poursuit son chemin. Il les mène à travers des petites ruelles où les étages des maisons en encorbellement occultent une bonne partie de la lumière. Elles doivent se frayer un chemin à travers les passantes chargées de marchandises et les chalandes lorgnant les fenêtres des commerçantes.

Elles finissent par arriver sur une placette dont presque toute la surface est occupée par des halles couvertes. Dié contourne sans hésiter le marché alimentaire qui s’y trouve pour se diriger vers le nord de la place.

L’hôtel de ville d’Érache est un large monument de pierre à deux étages, occupant tout un côté de la place des halles, percé de nombreuses fenêtres. À côté de la porte principale, accessible par une volée de quatre marches, un tas de gravats attire l’attention. En levant les yeux, Bia comprend qu’une partie du toit s’est effondrée sur elle-même, et elle remarque alors les fissures recouvrant la façade. Le bâtiment est très vieux et a grand besoin de réparations. Malgré cela, des personnes y entrent et sortent régulièrement, et une large garnison de gardes ducales se tiennent immobiles près de la porte principale, armées pour la guerre.

Voyant le regard sceptique de Bia et Alexis, Dié répond en haussant les épaules. « La duchesse et son mari aiment que tout le monde sache où elles sont. » Il s’avance alors vers une des gardes et lui explique la situation. « Je suis Dié, messager des Brantes, et j’amène deux envoyées de Bois-d’Or qui aimeraient s’entretenir avec les souveraines au sujet d’un message que je leur ai transmis il y a deux jours. »

La garde s’éloigne de la façade pour se rapprocher du groupe, une main ostensiblement posée sur le pommeau de son épée. « Et qui sont ces envoyées ? »

Bia se met au garde-à-vous, sa béquille claquant contre le sol. « Bia, capitaine de la garde de Bois-d’Or… » Sa voix faiblit un peu. « Jusqu’à la Folie. Depuis, j’ai été chargée par la Comtesse d’enquêter sur les causes de la Folie. C’est à ce sujet que j’ai envoyé un message à la Duchesse. »

Alexis s’avance alors et s’efforce de regarder la garde dans les yeux et de se détendre. « Alexis, acolyte auprès de la conseillère spirituelle de la Comtesse, puis également chargé d’enquêter. »

La garde continue de les observer quelques temps puis hoche brièvement la tête en leur faisant signe de la suivre. Elle ne se dirige pas vers l’entrée principale mais sort au contraire de la place en contournant l’hôtel de ville par la droite. Elle s’arrête devant une porte anodine sur le côté de l’édifice et l’ouvre. Elle se poste à côté en faisant signe au groupe d’entrer.

Le groupe s’avance dans ce qui ne peut être qu’un cellier convertit en antichambre. Elles entendent la porte se fermer derrière elles mais Dié les rassure tout de suite. « Malgré l’ostentatoire, la famille souveraine est tout sauf imprudente. Asseyons-nous, la seule fois où j’ai eu une audience directe avec les duchesses, l’attente a été longue. » Il désigne des chaises de bois tout juste rempaillées alignées contre le mur et s’y installe.

Le sol de la pièce est en terre battue, des tapisseries cachent mal les murs en pierre nue, et l’air est presque froid. Malgré tout, quand après un temps qui leur paraît très long, un domestique vient leur ouvrir, celui-ci est vêtu de velours aux couleurs rares et élégantes. Sans un mot, il les guide vers un escalier imposant, puis vers une porte à l’étage encadrée par deux gardes. Bia clopine rageusement pour suivre le rythme, puis le domestique les fait entrer.

C’est cette fois-ci une bibliothèque qui a été réaménagée, toutes les étagères et les bureaux poussés vers les murs, pour former une sorte de grand bureau ou de petite salle d’audience. La duchesse et son mari se tiennent assises derrière une grande table sur laquelle sont déposés de nombreux manuscrits, lisant et discutant avec un ton important.

Malgré leur logement improvisée, les souveraines dégagent par leurs tenues raffinées et leurs ports altiers un sentiment de puissance et d’autorité qui fait presque oublier les rangées de livres poussiéreux qui encadrent la pièce. La Duchesse se tourne vers Bia quand elle s’approche, et lui adresse la parole comme si elles étaient seules dans la pièce.

« Bonjour Capitaine. Votre dernière visite ne date que d’il y a quelques semaines, mais comme vous le voyez, beaucoup de choses se sont passées depuis, ici. Comment avancent vos recherches ? » La question directe et si rapide prend par surprise la capitaine, qui prend le temps de respirer en fermant à moitié les yeux pour ordonner ses pensées.

Elle raconte alors les différentes étapes de leur voyage, les quelques villages traversés où le groupe a cherché des pistes, les informations récoltées, l’idée d’aller à Nervine. Puis son récit, de sommaire et rapide, devient détaillé et linéaire dès qu’elle aborde le sujet du Manoir, des Brantes, et de la forêt omniprésente. Les phénomènes étranges qui les ont accompagnées, les blessures les horreurs et la mort dont elles ont été témoin. Le sentiment de plonger au cœur de la folie, de ne plus pouvoir faire confiance à qui que ce soit, même à soi-même. Elle aborde enfin ses propres doutes, ses faiblesses, ses erreurs. Pas sur un ton pathétique mais factuel, sans détour.

Et pendant tout son discours, des pensées sombres envahissent lentement son esprit. Elle voit la spirale infernale dans laquelle elle et ses compagnons sont engagées alors même qu’elle la décrit. Elle sent monter en elle une panique inconnue, nouvelle. Quand elle finit son récit, sa gorge est nouée par ce sentiment envahissant, qu’elle identifie alors pour ce qu’il est. L’impuissance.

Pour la première fois de sa vie, dans ce monde difficile où elle a appris à toujours se relever et se débattre, elle a la certitude que ses actions sont vaines. Ce n’est pas un doute quant à leur plan étrange d’appeler une Déité sans avoir la moindre idée de la suite, non. Les doutes, elle en a toujours eu, et elle a douloureusement accepté qu’ils étaient signe de raison. Non, ce qui lui enserre la poitrine après le récit des derniers jours, c’est la certitude que si elle n’avait pas été là, les choses se seraient déroulées de la même manière, ou mieux. Elle n’aurait pas blessé Katerin si elle n’avait pas été au manoir. Ses compagnons n’auraient pas dû la traîner, clopinant, pendant tous les jours qui ont suivis. Et peut-être que Mark et Joquie ne seraient pas allées au cairn si elle ne leur avait pas montré que Dom était passé par là récemment. Joquie ne serait pas morte.

Et maintenant ? Elle est terrifiée à l’idée que les événements continuent ainsi, sans qu’elle ait de prise dessus.

Quand elle arrête son récit, les souveraines l’observent avec attention, et elle peine à leur rendre leur regard, tant elle est chamboulée par les émotions qui la traversent. Elle entend Dié et Alexis se rapprocher d’un pas vers elle, avec un murmure de sollicitude qui la fait se raidir aussitôt. Elle n’a pas besoin d’aide. Ou plutôt, elle n’en peut plus d’avoir besoin de l’aide des autres. Sa carrière de garde lui a appris avec trop d’insistance qu’avoir besoin d’aide c’était être faible. Et une capitaine ne peut pas être faible.

Comme si elle suivait le cours de ses pensées, la duchesse lui adresse la parole à nouveau. « Capitaine, quelle est la suite des opérations pour vous ? Que disons-nous à Bois-D’or ? »

« Dites-leur…que je ne dirige plus ces opérations. Que je retourne à Bois-D’or »

À peine sa phrase prononcée, le visage de la duchesse prend une expression surprise et Bia entend Dié s’avancer à côté d’elle et lui parler d’une voix confuse.

« Capitaine ! Qu’est-ce que vous voulez dire ? »

« La vérité, Dié. Cela fait plusieurs jours que je ne dirige plus rien du tout, que tout est dans les mains d’autres personnes. Il est temps de le reconnaître et que je prenne mes distances. »

« C’est pour ça que vous êtes venue ici avec nous ? » Le messager la scrute avec attention, pour savoir si c’est une décision réfléchie ou spontanée.

« Je…je ne sais pas. Je venais pour pouvoir faire le point. Pour prendre un peu de recul et voir la vérité en face. »

Alexis laisse simplement échapper un mot plaintif. « Capitaine… »

Dié reprend de plus belle. « Capitaine. Si vous voulez voir la vérité en face, voyez toute la vérité. Nous avons besoin de vous. Vos compagnons ont besoin de vous. Parce que vous gardez la tête froide, parce que vous restez rationnelle. Parce qu’elles croient en vous. »

« Dié, sauf votre respect nous nous connaissons à peine, alors »

Le messager ne la laisse pas finir. « Je sais. Mais ce que je dis, je ne le dis pas que pour moi. Vous avez peut-être passé la nuit à faire des plans compliqués entre vous, moi j’ai discuté avec les personnes du village. J’ai vu Béatrice. J’ai vu Paola. J’ai vu Ivan quand il est sorti de la salle du culte. Et j’ai parlé avec Andrée quand elle est rentrée chez elle. Ces personnes vous ont vues, vous ou vos compagnons. Et elles m’ont toutes dit que vous étiez le pilier de ce groupe. Que tout le monde se tournait vers vous quand il y a un problème. » Il prend une grande inspiration, après avoir dit tout ça presque d’un seul souffle.

Puis il enchaîne. « Et Andrée a besoin de vous aussi. De tout votre groupe mais surtout de vous, capitaine. Parce que votre rationalité canalise sa terreur. Parce ce que vous lui donnez de l’espoir de peut-être interrompre ce qui est en train de se passer. Parce que vous avez beau ne pas tout contrôler, vous restez ferme là où elle se sent devenir hystérique. Parce que vous cherchez avant tout à garder la tête froide, alors qu’elle est prête à se jeter à corps perdu dans la première idée qui lui vient si elle a l’impression que peut-être elle pourra endiguer la Folie. »

Malgré les regards de plus en plus outrés que lui lancent les souveraines, il poursuit en regardant Bia dans les yeux. « Et du coup, moi aussi j’ai besoin de vous. Parce que vous protégez Andrée d’elle-même. Alors que j’ai peur pour elle. » La capitaine voit ses yeux se voiler. « Et parfois j’ai peur…d’elle. »

La capitaine continue de lui rendre son regard, la bouche entrouverte de surprise, avant de cligner des yeux quelques fois. Un raclement de gorge ostensible du duc la fait se retourner vers les souveraines, puis le duc lui adresse la parole.

« Bon, tout cela est très bien, mais que disons-nous à Bois-d’Or ? » Il se penche un peu sur le côté, et élève la voix comme si Alexis était beaucoup plus loin qu’il ne l’est. « Sauf si votre autre ami a des choses à ajouter ? Alexandre c’est ça ? »

L’acolyte secoue simplement la tête en soufflant « Alexis. » sans chercher réellement à ce qu’on puisse l’entendre. La description que Dié a fait de la charpentière lui fait douloureusement penser à lui-même et à son comportement, de plus en plus désespéré et impulsif.

Bia se recompose, elle serre la mâchoire, fronce légèrement les sourcils et une lueur de détermination se rallume dans ses yeux. « Dites-leur que nous faisons tout notre possible pour interrompre la Folie Pourpre. À la source. »


Les trois compagnons, fatiguées du voyage et de leur intense entrevue avec les duchesses le matin-même, s’installent dans l’auberge tenue par des religieuses mentionnée plus tôt par Dié, juste à l’extérieur des remparts de la ville. L’ambiance y est très calme en ce milieu de journée, et le repas de midi – un potage de courges, du pain et de la confiture – leur est servi sur une grande table qu’elles ne partagent qu’avec quelques religieuses et religieux, reconnaissables à leurs robes d’un gris cendreux.

Les voyageuses sont concentrées sur leurs repas quand une personne s’assoit à la table, proche de Dié. Elle porte un chapeau de tissu sombre cachant ses cheveux et un habit simple et usé couvrant ses membres, si bien qu’il n’est pas simple de lui donner un âge. Quand cette personne leur adresse la parole, sa voix se révèle être grave comme celle d’un homme, mais aussi rêche que du sable en train de s’écouler dans un sablier.

« Vous n’êtes pas d’Éraches, n’est-ce pas ? »

Dié prend la remarque personnellement et répond aussitôt. « Si, je suis un messager détaché au village des Brantes. » Puis il tourne le regard vers le nouveau-venu, et croise ses yeux d’un gris presque blanc au sein desquelles brillent deux minuscules pupilles. Le messager a un léger mouvement de recul. « Vous êtes ? »

L’étranger lui jette un coup d’œil puis observe Bia et Alexis, à qui sa question s’adressait vraiment. Puis il poursuit d’une voix soudainement plus sifflante, comme si elle venait de loin. Ses yeux semblent s’assombrir progressivement alors qu’il parle lentement, syllabe par syllabe.

« Il la veut. »

Le ton sérieux et l’intonation surnaturelle fait frissonner ses interlocutrices. Bia se ressaisit la première et réitère la question de Dié. « Qui êtes-vous ? »

L’étranger fixe Bia intensément, alors qu’il se dégage de sous la table et s’accroupit sur le banc, penché en avant les bras ballants. Sans quitter la capitaine des yeux, sans même cligner, il parle à nouveau, chaque lettre comme un grain de sable dans un sablier géant, déformant les mots jusqu’à ce qu’il soit tout juste reconnaissable.

« Il vi-ent la cher-cher. »

Puis soudainement il bondit droit vers le haut. Ses mains agrippent une poutre de la charpente en révélant des bras noueux comme des branches. L’instant d’après, il appuie son pied sur la tête de Dié pour se donner de l’élan et balance ses jambes pour monter sur la poutre. Il devient une tache sombre recroquevillée sous le toit et se fond dans les ombres de la charpente pour disparaître tout à fait.

Bia et Alexis, les yeux écarquillés vers le plafond, se lèvent d’un bond en manquant de renverser la table, mais l’étranger a réellement disparu. Elles réalisent alors seulement qu’il n’avait rien apporté à table. Il n’a laissé pour seules traces que Dié se frottant la tête là où il a appuyé son pied et les mots qu’il a prononcés résonant encore dans leurs esprits.

Les deux compagnons se regardent et se rassoient lentement, leurs cœurs battant encore à tout rompre. Elles regardent leurs bols avec réticence, l’estomac noué. Alexis semble se recroqueviller légèrement, il rentre sa tête dans les épaules et jette des coups d’œils aux religieuses qui les observent depuis l’autre bout de la table. Bia respire profondément en serrant la mâchoire à s’en rompre les dents, refoulant une petite voix qui lui fait regretter sa décision récente.

Elle regarde Dié, qui finit de se masser la crâne. Il semble s’éveiller d’un rêve, clignant des yeux et regardant autour de lui. Elle regarde Alexis, recroquevillé et totalement paniqué. Elle repense à ce qu’a dit Dié plus tôt. Ils ont besoin de son aide, parce qu’elle a la force de les aider. Alors elle se lève, aide Alexis à la suivre et sort de l’auberge sans un regard en arrière.

Dié la rattrape quand elle franchit le seuil et l’interrompt, le ton hésitant. « Euh…je pensais qu’on dormirait dans cette auberge. »

Bia le regarde, un air mi-surpris mi-outré sur son visage. « Moi aussi. Mais les plans ont changé, tu ne crois pas ? » Elle pointe une béquille vers la ville. « On en trouvera une autre. Tu nous amènes au temple ? »

Évitant de parler de ce qui vient de se passer, le groupe s’enfonce à nouveau dans la ville et sa cohue quotidienne. Sur le chemin du quartier religieux, de plus en plus de bâtiments sont remplacés par des lieux de cultes de toutes les formes, certains larges et de plain-pied, d’autres étroits et élancés, en pierre, en bois, sertis de décorations majestueuses ou simples et bruts. Et des façades toujours plus nombreuses sont badigeonnées d’inscriptions de peinture encore fraîche ou déjà écaillée clamant l’arrivée de « la Déesse », qualifiée parfois de « vengeresse », parfois de « salvatrice », toujours imminente.

Dié les fait passer par une ruelle étroite entre deux édifices somptueux, où Bia se râpe presque les coudes avec ses béquilles. Il ouvre, après quelques pas, une porte basse donnant sur un escalier descendant. Au regard interrogateur de la capitaine et de l’acolyte, il hausse les épaules.

« Je n’ai jamais dit que c’était un culte très connu… »

Bia s’arrête devant lui et le toise un instant. « Comment l’as-tu connu, toi, alors ? Et est-ce que tu leur fais confiance ? »

Le messager ouvre la bouche pour répondre puis hésite un instant. Il regarde ailleurs, l’air soucieux, puis finit par regarder à nouveau Bia.

« C’est Andrée qui l’a découvert. Elle est venue avec moi ici, à Éraches, quelques fois, justement parce qu’on espérait trouver de l’aide pour les Pélerunes et leur interprétation. » Il prit une grande inspiration. « Jusqu’à récemment, je vous aurai dit que je lui faisais confiance aveuglément, mais avec les derniers événements, je ne sais plus quoi penser. Je n’avais pas réalisé à quel point elle était désespérée. »

La voix d’Alexis s’élève derrière Bia. « Il y a de quoi l’être, non ? Je serais plus inquiété par quelqu’un qui agissait comme si tout était normal. »

Bia se prend l’attaque à peine voilée de plein fouet, très heureuse d’être dos à l’acolyte pour qu’il ne la voit pas rougir furieusement. Elle se reprend aussi vite qu’elle peut, et répond pour se donner une contenance. « Certes, à situation désespérée… On verra bien, je ne crois pas qu’on ait beaucoup d’autres options. »

Puis elle fait signe à Dié de la précéder dans les escaliers sombres, avant de le suivre. Alexis s’engage à leur suite, fermant la porte derrière elles. Une très faible lueur vient d’en bas, et elles s’avancent dans sa direction.