Contenu sensible : Manipulation psychologique
L’air est humide, dense comme de l’eau. Le brouillard qui enlaçait la colline est maintenant une chape blanche au-dessus des têtes, qui semble avoir englouti le ciel et le toit du manoir. La lande menant jusqu’au pied de celui-ci est trempée, les hautes herbes viennent se coller aux vêtements qui se collent à la peau, glaçant jusqu’aux os. Et la silhouette du manoir se rapproche, insensiblement, quand on ne la regarde pas.
La béquille sur laquelle s’appuie la capitaine s’enfonce par à-coups dans la boue avec un bruit moite, quand l’acolyte et elles s’y attendent le moins. Les jurons de l’une et le souffle de l’autre se font de plus en plus étouffés. La ménestrelle ouvre toujours la marche, et a abandonné depuis longtemps l’idée de trouver un chemin plus solide sous leurs pas. Elle cherche dans son esprit toutes les légendes anciennes que lui évoquent les événements récents, et les premières images qui lui viennent à l’esprit ne lui plaisent pas du tout. Le marin marche à l’arrière avec les yeux presque fermés, épuisé par le froid. Sa tête dodeline lentement au rythme des pensées sombres qui le hantent.
Les croassements des oiseaux invisibles se font plus insistants à mesure que le groupe s’approche du manoir. Devant les membres du groupe commence à se dessiner la silhouette squelettique d’un portail rouillé et complètement tordu, qu’elles confondaient jusque là avec les herbes et les arbustes. Les cris venant du ciel vont crescendo, alertant qui voudra bien l’entendre de la venue d’intrus en ces lieux abandonnés. Puis ils se taisent subitement quand la ménestrelle enjambe ce qu’il reste du portail. Le groupe s’arrête immédiatement comme si elles venaient de heurter un mur. Chacune guette tout autour avec intensité.
Une longue minute silencieuse passe, ou seul les bruissements discrets de quelques brins d’herbe montrent des signes de vie. La ménestrelle et l’ex-marin entendent leurs pouls battre dans leurs oreilles alors qu’elles se déplacent lentement en cercle, la main sur leur arme, autour de l’acolyte et de la capitaine qui en profitent pour reprendre leur souffle. Leurs yeux ne perçoivent rien d’autres que les buissons noueux et sombres qui s’étendent sans règle dans tout le jardin du manoir, entrecoupés de bandes d’herbes dépenaillées. Le manoir lui-même est totalement calme maintenant que les oiseaux se sont tus, ce qu’il reste de sa charpente de bois et de ses pierres de taille restant silencieuses, comme observant, attendant.
« J’ai rien vu, et toi Raul ? » La voix de la ménestrelle est à peine plus qu’un murmure.
« Rien non plus, en tout cas rien qui fasse peur aux piafs d’là haut. »
« Alors on continue. » La capitaine se veut rassurante et ferme malgré sa blessure et sa voix incertaine. « On entre. »
Le groupe reprend son ordre de marche et s’avance vers la porte principale du manoir. Elles enjambent les buissons qui leur barrent la route en essayant de s’accrocher à leurs cuisses, et s’y mettent à trois pour que la capitaine puisse se frayer un chemin en clopinant douloureusement. Alors qu’elles se rapprochent, le toit en ruine du manoir réapparait lentement, s’extirpant depuis le brouillard.
La capitaine pousse un soupir de soulagement quand elle pose enfin sa béquille sur le seuil en pierre, tandis que l’acolyte s’étire le dos sans cacher sa douleur. L’ex-marin est déjà en train de s’approcher de la lourde porte de bois, visiblement vermoulue mais encore entière.
« Ça a pas l’air fermé. Et dans l’pire des cas, j’pense qu’avec un bon coup d’pied ça céderait tout seul. »
Le groupe se tend. Les derniers moments les ont rendues plus que méfiantes. La ménestrelle brise le silence.
« Attends, Raul, je vais juste essayer de voir par une fenêtre à quoi ça ressemble à l’intérieur. Qu’on ait pas de mauvaises surprises. »
« À quoi tu t’attends ? T’as vu l’état du truc ? Tu penses que quelqu’un vivrait là-d’dans ? » La voix sonore de l’ex-marin ne cache pas tout à fait son incertitude.
« Justement, en vingt piges j’ai peur que ça soit au bord de l’effondrement, alors commence pas à foutre des coups de pied dans tout et n’importe quoi. »
La ménestrelle se glisse le long de la paroi du manoir, et l’acolyte l’imite de l’autre côté de la porte. Chacune s’arrête à la première fenêtre qu’elle trouve. Malgré l’absence de vitre, la lumière pâle qui perce la chape de brouillard éclaire mal l’intérieur poussiéreux et les deux plissent les yeux par réflexe. Un désordre total règne à l’intérieur. Des meubles sont retournés, certains brisés, peu de choses semblent être à leur place dans chacune des deux pièces visibles. De géantes toiles d’araignées relient ces restes désertés. Le plafond est à peine visible dans la pénombre, mis à part au niveau des larges trous qui le percent et laissent passer la lumière des étages supérieurs.
La ménestrelle retourne vers la porte pendant que l’acolyte continue d’observer avec attention à sa fenêtre. Il plisse les yeux et déplace un peu la tête de droite à gauche. Puis se fige.
« Al, qu’est-ce que tu as vu ? »
« C’est…c’est la lumière violette de tout à l’heure. Je m’étais dis que c’était un reflet du soleil, une illusion quelconque…mais là je la vois. Elle est là. » Il pointe vers le haut d’un doigt peu assuré. « Au premier étage… »
Le groupe reste quelque temps tétanisé. Chacune regarde l’acolyte qui continue de fixer cette lumière violette dansante, qui le surplombe comme un œil qui le regarderait du haut du manoir. La capitaine est la première à reprendre ses esprits.
« Bon, Alexis, on verra mieux ce que c’est de l’intérieur, viens avec nous. Kat, ça a l’air praticable ? »
« C’est le royaume des araignées et y a un bordel pas possible…mais on doit pouvoir entrer, oui. Comme tu dis on verra mieux de l’intérieur. »
« D’accord. » Elle inspire un grand coup. « On est arrivée jusqu’ici, on entre. »
La porte s’entrouvre facilement. Une puanteur de bois pourri et de moisissure s’engouffre aussitôt par l’ouverture. Le silence n’est pollué que par le bruit des courants d’air qui traversent la vieille bâtisse. Le groupe avance.
Derrière la porte se tient un large hall qui a probablement été somptueux, autrefois. Maintenant, les tapisseries ont été transpercées de trous par une armée de mites, puis recousues par les araignées, tandis qu’aucun des meubles présents ne semble tenir debout. Seul l’escalier de pierre, sous une épaisse couche de poussière, semble être à peu près intact malgré sa rambarde tordue sur elle-même.
Les membres du groupe laissent leurs yeux s’habituer à la baisse de luminosité, bien que le plafond laisse effectivement passer pas mal de lumière. C’est l’ex-marin qui pose en premier la question que tout le monde a sur le bout des lèvres.
« Alors. C’est pas très grand, mais c’t’un joyeux foutoir. Si on sait pas c’qu’on cherche, on peut y passer des plombes. Du coup, est-ce qu’on se sépare ? Comment on procède, capitaine ? »
L’hésitation plane un instant.
« Bon. On va faire deux groupes de deux, c’est vrai que ça ira plus vite. Raul, tu as l’air de t’être bien ressaisi donc je vais avec toi, si y a besoin de me soutenir ça évitera d’épuiser Alex. Et donc Alex et Kat, vous commencez par la pièce à gauche. Vous nous dites dès que vous pensez trouver quelque chose qui nous aidera. Nous on commence par le hall. »
« Justement, capitaine… » L’acolyte fait de son mieux pour assurer sa voix. « Je pense qu’on a toutes notre propre idée de la forme que ça peut prendre ‘quelque chose qui nous aidera’. Je pense que ça serait bien qu’on se mette à la même page. »
La ménestrelle lui tapote dans le dos.
« Pas con, ça, c’est vrai que ça pourrait être n’importe quoi. De ce que j’en comprends… » Elle se passe la main sur le visage, pensive. « Toutes les premières Folies ont eu lieu dans ce comté d’Éraches, et la forêt qu’on a traversée a une sacré mauvaise réputation avec les gens du comté… »
« Et honnêtement, dans c’te forêt, y’a pas grand chose d’autre que ce manoir. D’autant qu’y passe lui aussi pour maudit aux gens du coin. » Le marin fronce les sourcils. « Mais si j’ai bien compris, il est déserté depuis bien plus longtemps qu’les premiers épisodes de Folie, et en l’voyant d’près j’veux bien l’croire. Alors bonne question : si y’a personne à qui poser des questions, qu’est-ce qu’on cherche ? »
L’acolyte répond du tac au tac. « Des traces de passage ? Certes, tout a l’air d’être sous plusieurs années de poussière, mais si la Folie Pourpre a débuté dans cette région, il est bien possible que des personnes soient passées par ce manoir pour…quoique ce soit que les gens fassent dans ces cas-là. » Il s’arrête un instant. « Oh et puis bon, je suis bien d’accord que là tout de suite on ne voit rien de particulier, mais je vous rappelle qu’il y a une lumière bizarre à l’étage. Faute d’autres idées, moi je propose de commencer par ça. »
La capitaine est pensive quelques temps. Un courant d’air moite fait frissonner le groupe.
« Tu as raison, Alexis. J’ai spontanément réfléchi comme si on fouillait une scène de crime, ce n’est pas pertinent. Bon. » Elle se pose un instant, changeant sa prise sur sa béquille de fortune. « Entendu, on va juste jeter un coup d’œil rapide aux pièces sur les côtés, mais si on voit rien de spécial on monte. »
Le groupe se sépare alors pour ouvrir les portes de chaque côté du hall, où donnaient les fenêtres dont l’acolyte et la ménestrelle s’étaient approchées. Le désordre qui y règne est d’autant plus évident maintenant qu’elles se sont habituées à la pénombre. Elles peinent à déterminer l’agencement original de la pièce avant que, quelque chose, la mette dans cet état. Tout est sens dessus dessous, les brisures des meubles éparpillées sans cohérence et la poussière recouvrant tout uniformément. Des bris de verre tapissent les coins où se tenaient peut-être des commodes et des tas de parchemins chiffonnés semblent avoir été soufflés à travers toute la pièce au point qu’il est impossible de savoir de quels tiroirs ils venaient.
Les araignées ont tissé leurs toiles immenses et soyeuses par dessus le tout. Quand le groupe décide de ne pas perdre son temps dans ces pièces pour le moment, les portes qui se referment soulèvent de lourds nuages de poussière. Alors que le silence vient se reposer avec la poussière, que les oreilles du groupe sont trop loin pour les entendre, des cliquetis de rongeurs reprenant leur vie quotidienne emplissent les murs.
Le groupe monte l’escalier central du manoir et s’arrête à sa dernière marche avec précaution. Les nombreux trous dans le plancher de l’étage encouragent une prudence de chaque instant. L’acolyte et la ménestrelle passent devant pour essayer de trouver un chemin sûr. En tapant sur le plancher, elles finissent par déterminer où se trouvent les poutres qui le soutiennent et devraient pouvoir supporter leur poids. Le groupe s’avance alors lentement, attentif au moindre craquement sous leurs pas, et se dirige vers la pièce où luisait, vacillante, la lumière violette.
La porte de la pièce n’est pas à sa place et les gonds sont arrachés, comme si le tout avait été soufflé par une sorte d’explosion puissante, mais un lourd rideau sombre recouvre l’entrée. Les membres du groupe se regardent un instant, puis toutes sauf la capitaine, en retrait, tirent leurs armes lentement, silencieusement. C’est l’ex-marin, le seul a avoir tiré une lame suffisamment longue comparée aux couteaux de la ménestrelle et de l’acolyte, qui s’approche du bord de la porte et commence à lentement soulever le rideau de la pointe de son sabre.
La pièce est baignée d’une lumière violette vacillante, lancinante, semblant provenir du centre de la pièce, projetant par à-coups des ombres improbables et cauchemardesques sur les murs. Le silence est palpable. Le groupe s’avance alors lentement à l’intérieur.
La pièce est tout aussi sens dessus dessous que celles du rez-de-chaussée, les fenêtres n’ont plus la moindre trace de verre. Mais au centre de la pièce, à peu près d’où semblent venir les pulsations de lumière violette, se tient une large table rectangulaire. Intacte. Et complètement dépourvue de poussière alors que le reste de la pièce est quadrillé de toiles d’araignées.
En s’approchant légèrement, le groupe voit que la lumière violette vient de bougies posées sur des chandeliers en argent à chaque coin de la table. Leurs flammes semblent constantes, mais la lumière qui en jaillit varie, par impulsions, avec une grande régularité. Un flash violet. Deux secondes pendant lesquelles la lumière décroît progressivement, retournant à la pénombre. Puis à nouveau un flash qui vient tapisser la pièce d’ombres chimériques. Le groupe s’arrête à un pas de la porte. La capitaine cherche de toutes ses forces une explication rationnelle. Un flash violet.
« Vous…voyez bien ce que je vois ? » Elle essaie de garder une voix ferme. « Est-ce que quelqu’un a la moindre idée de ce qui peut produire ça ? »
Un silence. Un flash violet inexpliqué. Toutes essaient de ne pas la décevoir, mais les frissons qui leur remontent la colonne vertébrale les découragent assez vite. L’ex-marin finit par baisser les bras.
« J’aimerais te dire qu’une forme de poudre, ou quelque chose, cap… Mais il y aurait soit du bruit, soit de l’odeur… »
La phrase reste en suspens dans la pièce morte, où seule vit la lumière violette. La capitaine fait tous les efforts possibles pour rester calme. Un flash violet qui panique un peu plus la capitaine.
« Kat ? Alex ? Vous avez une idée, vous ? »
Les deux se regardent. Elles serrent la mâchoire mais finissent par répondre, en même temps.
« Les Dieux. » « Les diables. »
La ménestrelle se rapproche de la capitaine. Un flash violet.
« Bia, je sais que tu veux trouver une raison naturelle à tout ça… » Sa voix devient un murmure, comme si elle craignait que la lumière ne les espionne. « Mais là, tout de suite, il n’y en a pas. » Un flash violet. « Rends toi à l’évidence. »
Le visage de la capitaine devient totalement impassible. Ses yeux regardent dans le vide un instant, comme si la ménestrelle n’était plus juste devant elle. On dirait une coquille vide. Perdue. Un flash violet. Identique aux autres, et pourtant décisif. La face de la capitaine se tord dans un rictus compulsif, lacérant son visage de rides et écarquillant les yeux jusqu’à ce qu’ils se strient de rouge. Elle lance en avant le bras qui n’est pas sur la béquille, avec une force titanesque qui projette la ménestrelle avec violence contre la table aux bougies. La tête de la musicienne heurte la table avec bruit sec et elle s’effondre au sol, inconsciente. Un flash violet impassible. La capitaine reste figée, le regard toujours dans le vide, alors que son visage a repris sa forme habituelle. Son souffle est à peine perceptible.
L’acolyte et le marin restent un instant interloqués. Le marin est le premier à reprendre ses esprits, et à se ruer vers la ménestrelle étendue au sol, tandis que l’acolyte se retourne vers la capitaine.
« Capitaine, qu’est-ce qu’il vous prend ? » Seul un regard mort lui répond. Un flash violet. « Bia ! » Les yeux de la capitaine cligne une fois, et son regard commence à très lentement se diriger vers celui de l’acolyte alors que sa main retourne lentement vers son côté. « Excusez-moi, capitaine. » Il lui flanque une gifle qui résonne dans toute la pièce.
Pendant ce temps, le marin est arrivé auprès de la ménestrelle. Il lui redresse délicatement la tête tandis qu’elle reprend péniblement conscience. « Katerin, est-ce que ça va ? » Sa voix est un murmure.
« Je crois. » La ménestrelle se palpe l’arrière du crâne et se crispe quand elle trouve sous ses doigts le point d’impact avec la table. « Et cap’s ? »
Le bruit de claquement de la main sur la joue de la capitaine attire leur attention. Un flash violet silencieux. Le prochain son est un cri perçant provenant de la gorge de la capitaine, comme un hurlement déchiré entre douleur et rage. L’acolyte fait un pas en arrière, bien plus violemment apeuré que par l’ambiance surnaturelle de la pièce. Le marin aide la ménestrelle à se relever. Un flash violet qui vient baigner les traits de la capitaine de sa vague mystique.
« Capitaine, reprends toi ! » La voix du marin tremble un peu. Un long instant incertain passe. Un flash violet.
La capitaine s’effondre soudainement de tout son long du côté de sa béquille. Avant que les autres aient le temps de réagir, son corps heurte violemment le plancher dans un grand craquement de bois vermoulu. Plusieurs planches pourries cèdent sous l’impact, et la capitaine se retrouve coincée au milieu de la travée, un bras pendouillant dans le vide. L’acolyte se baisse précipitamment vers elle pour la rattraper, tout en gardant ses pieds au-dessus d’une poutre porteuse. Après une seconde retentit le bruit sec de la béquille tombant d’un étage. La ménestrelle, encore étourdie de sa chute contre la table, se place comme elle peut sur la poutre de l’autre côté de la travée brisée, près de la tête de la capitaine. Un flash violet passe inaperçu.
« Cap’s, c’est le moment de reprendre tes esprits, tu penses pas ?! » Elle lui hurle presque dans l’oreille. « Bordel, cap’ ! Réveil ! »
Les yeux de la capitaine clignent follement quelques fois avant de se fixer sur le visage inquiet de la ménestrelle.
« Qu…Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » Elle essaie de tendre sa main vers sa joue rouge vif de la gifle de l’acolyte, mais un lent craquement menaçant l’arrête nette. « Oh. Merde. »
« Tu l’as dit, Bia. » La ménestrelle lève la tête vers les autres. Un flash violet. « Bon, Alex, tu vas doucement soulever sa jambe cassée histoire de pas empirer la chose. Raul, viens près de moi, tu vas m’aider à la tirer. »
Bougeant machinalement sous le coup de l’adrénaline, le groupe se met en place. La capitaine peine à calmer sa respiration haletante et sert les dents. Elle ne supporte pas d’être inutile, la voilà un poids mort. Et la sensation d’avoir un bras dans plusieurs mètres de vide envahit tout son esprit.
Le marin et la ménestrelle saisissent comme elles peuvent le torse de la capitaine et la soulèvent lentement. Les planches de la travée lancent de grands craquements de protestation quand la capitaine est progressivement extirpée des griffes du bois. Dès que son deuxième bras est libéré, elle s’accroche aux épaules de l’ex-marin et se soulève de toutes ses forces. Quand l’acolyte ne peut plus soutenir sa jambe brisée depuis sa position sans perdre l’équilibre, la douleur manque de lui faire lâcher prise.
Un flash violet vient heurter le groupe quand toutes sont à nouveau en sécurité. La ménestrelle achève de se masser douloureusement l’arrière du crâne, vérifiant compulsivement si sa main n’en ressort pas ensanglantée. La capitaine s’appuie sur le marin, qui marche en crabe sur la poutre qui les porte pour se rapprocher du centre de la pièce, où les attend l’acolyte.
Un nouveau flash violet. Et un silence. Personne ne veut chercher trop d’explications à ce qu’il vient de se passer. Mais le mystère menaçant qui les attend patiemment au centre de la pièce les freine. Tout le monde s’observe, le regard chancelant, les certitudes en miettes. Puis les yeux se tournent avec réticence vers la table d’où proviennent ces flashs violets envahissants.
Maintenue à plat par les quatre chandeliers argentés, une large carte jaunie par le temps occupe toute la table. Les délicates nervures des routes la traversent de part en part et relient par leurs lignes brisés les nombreuses villes parsemées. Les flashs violets éclairent périodiquement l’image figée de ce paysage que seuls les Déesses et les oiseaux peuvent observer. Le groupe se répartit autour de la table. Un nouveau flash violet, et l’acolyte se penche soudain vers l’avant.
« Vous n’avez pas l’impression… qu’il y a une zone qui reflète plus la lumière ? Au centre ? » Chacune observe la carte avec attention. Un flash violet. La capitaine hoche lentement la tête, appuyée sur la table pour ne pas poser sa jambe.
« J’essayais surtout de voir si je reconnaissais les lieux, mais tu as raison. Ça fait comme une tache de lumière, au centre. »
Un flash violet, qui vient confirmer la présence d’une zone large à peu près comme deux paumes de main et qui luit d’une intense lumière violette à chaque éclair avant de disparaître à nouveau. Cette tache est écartelée, fractale, comme une goutte d’encre sombre qui serait tombée de très haut et qu’une puissance interne continuerait d’étendre dans toutes les directions, lançant de longs filaments squelettiques au hasard vers l’extérieur. La capitaine pointe un peu au dessus d’elle.
« Et là, c’est la ville de Bois-d’or, vous ne croyez pas ? Avec les routes qui la desservent en étoile. » Le groupe se penche et chacune hoche brièvement la tête. L’ex-marin pointe un endroit plus près de lui. Un flash violet.
« Et ça, c’est l’Bruise, pile quand y fait un coude au niveau du village de Pontive. On l’remontait souvent, à l’époque. » Il penche la tête. « Et du coup, l’nord il est…par là. » Il pointe en direction d’un des chandeliers.
Le groupe prend le temps de plusieurs flashs, toujours plus pressants, pour se repérer. C’est finalement la capitaine qui dit tout haut ce que chacune commençait à suspecter.
« Ce qui veut dire qu’Érache, le manoir, et nous, on est au beau milieu de la carte. » Elle approche son doigt. Un flash violet fait luire la tache sous son doigt. « Dans cette espèce de tache brillante. » Elle la tapote et la lumière violette se met à luire violemment, sans s’éteindre ensuite. Elle emplit la pièce de ses ombres mystiques, et la tache centrale au milieu de la carte se met à briller de manière constante, aveuglante.
La capitaine retire sa main lentement, et la lumière diminue à nouveau. Un court flash violet.
La ménestrelle prend les devants avant que la capitaine ne se mette à nouveau à chercher des explications.
« Bon, maintenant qu’on sait où on est… » Elle se fige. « Merde, vous avez vu ça ? » Elle pointe un doigt hésitant vers le centre de la carte.
La zone qui luisait de lumière violette à chaque flash est maintenant emplie d’un rouge sang sombre et sale, que ces mêmes flashs peinent à éclairer. La tache semble vivante, comme si sa couleur pourtant unie ondulait d’une danse malsaine. Elle semble observer et attendre. Un flash violet, les nombreux filaments projetés dans toutes les directions depuis la tache centrale paraissent plus sombre par contraste. Les respirations des membres du groupe, figées par cette surenchère mystique, se font angoissées, étouffées. Un flash violet. La ménestrelle a un sursaut effrayé qui panique les autres membres du groupe.
« Quoi, Katerin ? Tu as vu quelque chose ? »
La ménestrelle tremble quand elle commence à répondre. « L-l-la tache… Elle… » Sa voix se brise un instant. Un instant de silence pesant, entrecoupé par un unique flash violet menaçant. « Je crois qu’elle grandit. »
Tous les regards retournent lentement, avec réticence, vers cette tache que les flashs violets n’éclairent plus. Le silence est lourd, presque palpable. Sans se consulter, chacune prend un point de repère sur la carte, proche de la limite de la tache. Et chacune attend, osant à peine respirer. Les flashs violets incessants se font plus oppressants.
Le marin est le premier à réagir. « Merde, j’crois que j’l’ai vu aussi. » Un flash violet narquois.
« Ah bon ? » L’acolyte et la capitaine plissent les yeux avec intensité.
« Oui, j’en suis sûr maint’nant. » Il soupire un grand coup et pointe vers un des filaments projetés depuis le centre de la tache. « R’gardez vers ces espèces de branches qui pointent, j’crois qu’elles bougent plus vite que l’reste. » Un flash violet augmente le contraste de la carte.
L’acolyte et la capitaine dirigent leurs regards inquiets vers ces protubérances sombres. Qui s’étendent lentement, effectivement. Mais néanmoins à un rythme continue, décelable pour peu que l’on prenne un point de repère sûr. Un long silence s’ensuit, où personne n’ose prendre la parole. Chacune commence à suspecter quelque chose, une réalité qu’elle se refuse à accepter.
L’acolyte est le premier à retrouver la parole. « Ces branches, qui s’étirent en étoile… Elles suivent les routes de la carte. » Chaque membre du groupe prend une grande inspiration pleine d’appréhension. Un flash violet blafard. Les faits sont là, sous leurs yeux, inévitables. Comme prêts à leur sauter dessus avec tout ce qu’ils impliquent de conclusions terrifiantes. Mais quand la capitaine prend la parole, chacune suit le mouvement.
« Et selon nos sources, sous cette tache… » Un flash violet. « Dans chacune des villes recouvertes… » Un silence terrifié. « Il y a eu une Folie Pourpre. » Un flash violet qui tombe comme le couvercle d’un cercueil. « Et la tache continue de s’étendre à vue d’œil. »
Dans le silence de mort qui suit, chacune a les oreilles qui bourdonnent des battements paniqués de son cœur. La prochaine étape du raisonnement qu’elles viennent d’initier s’annonce comme une lourde tempête dans leurs crânes. Les regards se dirigent naturellement vers le visage décomposé de la capitaine. Elle ne s’est pas remise de la défaillance qui l’a saisie à l’entrée dans la pièce, et son regard vitreux est la seule défense qu’elle arrive encore à opposer à la crise d’angoisse qui la tenaille au plus près. Un flash violet qui la fait à peine cligner des yeux.
L’acolyte et le marin se tournent ensuite vers la ménestrelle. Celle-ci a un mouvement de recul instinctif.
« Eh, c’est pas parce que tout à l’heure j’ai remis la jambe de Bia en place que je sais mieux que vous quoi faire ! » Elle a des tics nerveux avec sa mâchoire, dont les traits sont accentués par les flash violets. « Oh, et puis merde. On peut pas rester là à se regarder vieillir. »
Elle fait le tour de la table jusqu’à se placer avec le nord de la carte s’éloignant d’elle. « On va faire la liste des villes qui sont au bout des routes où s’étendent les…trucs. » L’acolyte sort une mine de plomb et un parchemin en basane. « Et on va trouver la plus proche. Et on va l’alerter en envoyant des messagers depuis le village le plus proche d’ici, puis alerter tout le monde… »
La capitaine l’interrompt d’un ton sec. « Et alerter tout le monde de quoi ?! » Elle tape du poing sur la table. « Qu’on a vu une carte qui brille et qui bouge ? Et qu’on en a déduit où et quand les gens allaient se mettre à s’étriper par douzaines ? »
L’ex-marin pose sa main sur l’épaule de la capitaine et répond d’une voix grave, inhabituelle. « Bia. Je sais que tu ne crois pas au surnaturel, que tu détestes ça. Mais je sais que tu détestes aussi les coïncidences, et celle-là tu avoueras qu’elle est pas petite. »
La capitaine repousse sa main. « Et ensuite quoi ? On se fait passer pour des prophètes de mauvaise augure ? On va passer pour des folles furieuses ! »
La ménestrelle répond aussitôt. « Auprès de qui ? Hein ? La cour où tu étais, où on était, a été massacrée pendant un épisode de Folie. Partout ailleurs, on est soit des inconnues, soit les gens bizarres qui posaient des questions sur la Folie Pourpre ces dernières semaines. Alors on est vraiment pas obligées de dire d’où on tient les informations, surtout si ça peut sauver des vies. » Elle inspire un grand coup pour se calmer. « On fera passer ça pour une légende, un mythe qui s’avère être exact… » Elle jette un coup d’œil à l’acolyte. « Ou pour une prophétie divine. On verra, merde. »
L’acolyte fait mine de ne pas avoir compris le sous-entendu. « Je suggère qu’on prenne tout ce qu’on peut emporter de parchemins de cette pièce ou des autres, qu’on pourra étudier plus tard. Et je propose qu’on tarde pas, parce que sans Anthelme, on va pas avancer très vite, et j’aimerais qu’on alerte les villes concernées avant de vérifier notre théorie au dépend de l’une d’entre elle. »
La capitaine, plus battue que convaincue, baisse les bras. Alors le groupe vide les lieux le plus vite possible, chargé de tous les rouleaux qui sont restés lisibles, prenant tout juste le temps de récupérer la béquille au rez-de-chaussée.
Comments
No comments yet. Be the first to react!