La Folie Pourpre - Chapitre 3

Contenu sensible : N/A

Rassemblées autour d’un feu de camp ­faiblard éclairant avec peine le sous-bois qui l’entoure, les corps et les âmes se réchauffent. La pluie ne les a pas poursuivies jusque-là, mais l’air reste humide et leurs respirations dégagent des panaches blancs épais. L’après-midi de marche sur des semblants de chemin embourbés et envahis de buissons paraît déjà loin, effacée de la mémoire par la fatigue. Chacune prend le temps de faire ce qu’elle a repoussé pendant toute cette journée. Et cela commence par faire sortir toute l’incompréhension, la tristesse et la panique accumulées dans les longues dernières heures.

Le marin achève de tailler grossièrement dans une branche noueuse une petite forme de cheval, en essuyant régulièrement ses yeux humides du revers de sa manche. Il tend le résultat devant lui, pour mieux l’observer. Pendant ce temps, l’acolyte est assis, les genoux serrés contre sa poitrine, et regarde fixement dans les flammes en murmurant ses prières quotidiennes pour lui-même. La capitaine se tient comme elle peut avec sa jambe cassée, et se décide à inspecter avec circonspection l’état de sa blessure. Sa grimace évocatrice ne laisse rien présager de bon.

La ménestrelle s’approche doucement de la main tendue de l’ex-marin.

« Tu permets, Raul ? » Elle observe avec délicatesse la figurine chevaline, qu’elle peut presque recouvrir complètement en fermant simplement le poing. Les traits sont approximatifs, mais efficaces. « Je te la rends dans dix minutes, promis. »

Elle retourne s’asseoir à côté de ses affaires trempées, sort un petit couteau de son sac, et commence à travailler avec concentration sur la sculpture. Pendant ce temps, l’acolyte sort des parchemins au hasard parmi tous ceux qu’elles ont pris du manoir. Voyant le marin les mains vide, il lui tend un parchemin écrit serré mais à peu près déchiffrable. Lui-même commence la lecture d’un rouleau écrit dans une ancienne langue qu’il peine à comprendre. Quand la capitaine a bandé sa jambe à nouveau en se crispant légèrement de douleur, elle se saisit elle aussi d’un parchemin et le parcoure trop vite, poussée par le besoin de comprendre.

Au bout de quelques minutes emplies simplement du craquèlement du feu et des bruits râpeux du couteau de la ménestrelle, celle-ci se tourne à nouveau vers le marin.

« Tiens, je me suis permise… » Elle lui tend la figurine, dont elle a affiné et précisé les traits pour qu’ils ressemblent le plus possible à Anthelme. Le résultat est saisissant. Le marin a les larmes aux yeux. Il hoche la tête lentement.

« C’est bien… On va pouvoir le brûler comme il se doit, maintenant. Anthelme… » Il caresse la figurine du bout de ses gros doigts. Alors il la montre cérémonieusement à l’acolyte, qui comprend tout de suite ce qu’il attend de lui.

L’acolyte repose son parchemin avec précaution et se lève. Les regards fatigués et émus se tournent vers lui, puis toutes l’imitent, la capitaine se soutenant à la ménestrelle. Une fois tout le monde proche du feu, l’acolyte commence l’office des morts.

Parlant d’une voix monocorde mais triste, il en appelle aux Dieux d’accepter parmi eux leur compagnon perdu. Le feu crépite, rougeoyant, alors que le marin tend lentement la main, paume vers le ciel, statuette sur la paume, au dessus des flammes. La voix lente de l’acolyte emplit le silence, remplit le vide que la journée a creusé dans les âmes. Puis une pause dans la prière.

Chacune tend doucement la main, paume vers le ciel qui s’assombrit, sous celle qui tient la figurine sculptée. Alors l’acolyte prononce la dernière phrase de l’office des morts avec une voix lourde de chagrin.

« Avec nous tu as vécu, et c’est nous qui devons te laisser partir, maintenant. » Les mains s’écartent très lentement en mettant la paume à la verticale, jusqu’à ce que la figurine d’Anthelme glisse et tombe dans les flammes. Quelques étincelles accueillent sa chute.

Les regards se croisent, personne n’ose regarder ailleurs. Certains yeux se mouillent. Les larmes coulent le long des joues du marin.

Il est le premier à détourner ses yeux bouffis. C’était à lui qu’Anthelme avait été confié, c’est lui qui s’en était occupé jusque là. C’était à Anthelme qu’il parlait quand il ne savait pas comment parler aux autres. Il n’est pas habitué à pleurer, mais l’épuisement de la journée l’a suffisamment atteint pour qu’il lâche prise totalement, malgré lui. Il sanglote comme un enfant, dans sa grosse voix bourrue, le dos tourné aux flammes.

Les autres membres du groupe échangent un regard, puis la capitaine répond au regard inquiet de la ménestrelle par un hochement de tête grave, tandis que l’acolyte prononce quelques prières supplémentaires.

La ménestrelle s’approche alors doucement de son compagnon abattu et pose une main sur son épaule. Les sanglots qui secouent celui-ci ne diminuent pas, mais il pose sa main sur celle de la ménestrelle, en tremblant maladroitement.

Il reprend progressivement sa respiration à mesure que ses larmes s’espacent, se raccrochant à la sensation de la main posée sur son épaule comme à une corde jetée à quelqu’un qui se noie. De longues minutes passent après que l’acolyte ait fini ses prières et aidé la capitaine à se rasseoir, le cœur lourd. Le souffle du marin s’apaise progressivement. Il finit par lever sa main de celle de la ménestrelle et écarte les bras pour prendre une grande inspiration, qu’il relâche lentement. Puis il tourne la tête par-dessus son épaule.

« Merci, Kat » La ménestrelle lui répond d’abord par un sourire triste mais rassuré et un hochement de tête. Puis elle chuchote brièvement.

« Moi non plus je ne l’oublierai pas. »

Alors les deux retournent s’asseoir près du feu de camp, là où elles avaient laissé leurs affaires. Le marin se saisit à nouveau d’un parchemin à déchiffrer pour imiter leur deux autres compagnons, tandis que la ménestrelle focalise son regard sur le feu et semble réfléchir à quelque chose.

Le bruit des animaux nocturnes commence à se faire entendre par-delà l’orée lumineuse dessinée par la lumière des flammes. Les paupières s’alourdissent lentement, mais toutes sont réticentes à dormir. Les événements de la journée promettent bien des cauchemars. Alors chacune continue la lecture de l’écriture serrée et parfois étrange qui couvre ces parchemins, pendant que la ménestrelle marmonne des vers pour elle-même.

Jusqu’à ce qu’elle finisse par élever sa voix d’un seul coup, faisant sursauter ses compagnons. Elle ne chante pas tout à fait, mais sa voix n’est pas naturelle.

« Appelée par nos actions, La folie de l’Endormi Qui libère nos pulsions, Éteindra toutes nos vies.

Une fois brisé le sceau, L’arrivée de l’Enfermé Dérangé dans son repos, Va soulever nos cités…»

Le silence qui suit dure quelques instants. La capitaine finit par prendre la parole, bien décidée à compenser son comportement de la journée.

« Pas…mal, pour un premier jet, je suppose ? Ça sonne effectivement comme une légende ou une espèce de vieux mythe. Je suis sûre qu’avec quelques jours de travail tu pourras affiner ça pour que ça sonne crédible. »

Le marin regarde la ménestrelle et hoche la tête avec un entrain un peu forcé. « Oui, ça m’paraît prometteur. »

L’acolyte a le regard fuyant et les joues rougies, visiblement très mal à l’aise, et s’apprête à répondre. La ménestrelle le devance.

« Bia…ce n’est pas moi qui aie écrit ça. » Elle observe l’air gêné de l’acolyte. « C’est une légende qui existe vraiment, que j’ai entendue il y a longtemps et dont je viens de recréer les vers de mémoire. Je sais aussi qu’il y a un troisième couplet, mais je n’arrive pas à m’en rappeler. »

L’acolyte prend alors une grande inspiration, le feu dessine des grandes ombres sur son visage et cache un peu sa rougeur.

« Sur le monde se répand Le réveil de l’inconscient. Il imprègne les esprits De ses graines de Folie. »

La ménestrelle répète lentement les vers, pendant que la capitaine et le marin regardent tour à tour leurs deux compagnons, puis échangent un regard perdu. La capitaine hausse les épaules dans un geste évocateur d’incompréhension.

La ménestrelle claque des doigts.

« C’est exactement ça, Al ! Je pensais pas que vous étudiez les vieux mythes de barde, chez les acolytes ! »

« C’est plutôt moi qui suis surpris que tu ne reconnaisses pas une prophétie du livre des Pélerunes. » Le ton de l’acolyte est involontairement cassant. La ménetrelle et lui se regardent, l’air songeur, ne sachant pas quoi dire, pendant que leurs deux autres compagnons attendent, ne sachant pas quoi penser.

Le crépitement lent du feu dont les flammes baissent visiblement est entrecoupé de hululements. L’acolyte finit par détourner le regard vers le feu, et le marin lui tapote sur l’épaule en chuchotant.

« C’est quoi, le livre des Pélerunes ? »

La capitaine s’approche également, tandis que le front plissé de surprise de la ménestrelle ne se détend pas, comme figé. L’acolyte répond alors pour tout le monde.

« Le livre des Pélerunes, c’est un recueil sacré, commun à la plupart des cultes de nos contrées. Enfin même, les quelques cultes pour lesquels ce n’est pas un ouvrage sacré ont justement été créés en réaction à certaines de ses prophéties, qu’ils jugeaient impossibles. » Il marque un silence professoral. « C’est probablement le volume le plus recopié à ce jour, mais les toutes premières versions sont extrêmement vieilles, souvent écrites dans des alphabets différents du nôtre. Le plus vieux exemplaire que l’on connaisse a été écrit dans un système de runes appelées les Pélerunes. »

La capitaine fait un signe de la main pour interrompre l’acolyte. « Excuse-moi Alexis, mais si c’est le volume le plus recopié et que tous les cultes s’en servent, pourquoi est-ce que ni Raul ni moi n’en avons entendu parler ? »

Leurs voix se perdent dans la nuit qui se rapproche à mesure que le feu décroît. La discussion baisse d’elle-même d’un ton.

« C’est justement parce qu’il est commun à tous les cultes qu’il n’est pas autant mis en avant. En réalité, chaque culte lui donne un nom différent, pour ne pas trop souligner ce rapprochement. Ensuite, il est très rarement cité par lui-même, car comme vous avez pu l’entendre, les prophéties qu’ils contiennent sont souvent très difficiles à interpréter…et peu réjouissantes. »

La ménestrelle reprend la parole. « En fait, chaque culte s’intéresse à des passages différents, qu’il cite souvent, quitte à les modifier généreusement. » Elle cherche ses mots un instant, en faisant des moulinets dans le vide avec sa main droite. « Un exemple. Les Fureurs Silencieuses parlent souvent de la Grande Furie, qu’elles interprètent comme étant une des forces primordiales de notre monde. Et bien cela provient directement du livre des Pélerunes, tout comme la plupart des prières qu’elles utilisent. »

« Si ce n’est qu’elle y est mentionnée sous le nom de la Grande Colère. » L’acolyte hausse les épaules. « Mais je pense qu’il se fait un peu tard pour discuter théologie en détail. Ce que je signalais, c’est que les quelques phrases que Katerin a citées viennent d’un passage très sombre du livre des Pélerunes. »

La ménestrelle et lui sont toutes les deux assez nerveuses. L’acolyte enchaîne à voix basse.

« Et c’est un passage, surtout la partie dont Katerin avait du mal à se rappeler, qui se prête un peu trop bien à notre situation actuelle… »

La ménestrelle chuchote précipitamment.

« Après, ça reste une prophétie, hein. Il s’en passe pas tous les jours. »

Le silence qui suit est un combat entre la rationalité et la peur de cette coïncidence un peu trop forte. La danse des flammes n’est plus qu’un lent tangage, perdant toute sa force rassurante. Chacune se répète, avec une obsession malsaine, les vers que l’acolyte et la ménestrelle ont prononcés.

« Sur le monde se répand Le réveil de l’inconscient. Il émet dans les esprits Mille graines de Folie. 

Une fois brisé le sceau, L’arrivée de l’Enfermé Dérangé dans son repos, Va soulever nos cités.

Appelée par nos actions, La folie de l’Endormi Qui libère nos pulsions, Éteindra toutes nos vies. »

Les hululements de la vie nocturne de la forêt remplissent avec insistance les silences du camp de fortune. Les esprits embrumés de fatigue et des terreurs de la journée tournent en boucle sur des questions auxquelles rien n’apporte de réponse satisfaisante.

C’est finalement la capitaine qui cherche à redresser ses troupes.

« Bon. Il est trop tard pour réfléchir à tout ça, surtout vue la journée qu’on a eue. Essayons de dormir. Si on marche bien demain, on devrait atteindre le village le plus proche avant la tombée de la nuit. »

La terre est toujours gorgée de la pluie de la veille, mais c’est aujourd’hui un vent glacial qui assaille le groupe, faisant craquer vigoureusement la forêt sur son passage. Les pas sont lents, les esprits sont lourds, les questions soulevées par la veille sont toujours plus nombreuses.

En milieu de matinée, après plusieurs heures pénibles sur un chemin à peine dessiné, le groupe atteint une route plus large, coupant droit à travers les arbres. La capitaine retire la bûche dans laquelle elle avait fiché sa béquille pour faire une espèce de sabot et moins s’enfoncer, et soupire d’aise au poids diminué.

« Bon. Si on n’a pas trop zigzagué jusqu’ici, on doit être à en gros quatre heures de marche du village le plus proche. Ce soir on dort au chaud ! »

Le groupe avance alors avec un entrain renouvelé. La proximité de ce chemin gorgé de présence humaine les imprègne de courage. Les cauchemars et les terreurs surnaturelles de la veille paraissent déjà loin, mais leur départ laisse aussi plus de place pour le deuil d’Anthelme. L’ex-marin contient sa peine derrière une mâchoire serrée et un pas vif. La capitaine le suit en sautillant sur sa béquille avec une facilité trahissant une certaine habitude de ces blessures. L’acolyte et la ménestrelle marchent à l’arrière, toutes deux réfléchissant à la prophétie mentionnée la veille, et ce qu’elle signifie pour elles. Régulièrement, la capitaine doit les héler pour ne pas qu’elles laissent pas trop leurs pensées les ralentir.

Quand les arbres commencent à être plus espacés de part et d’autre du chemin, signe que leur destination se rapproche, elles décident de s’arrêter quelques instants pour manger les quelques rations qu’il leur reste. La capitaine prend le commandement de sa troupe.

« Alors. Selon la carte qu’on a pu récupérer à Érache, on va arriver au village des Brantes d’ici peu. Notre priorité, c’est d’envoyer un message à toutes les villes possibles parmi celles qu’on a identifiées comme étant menacées. » Pendant le court silence qui suit, chacune complète les informations que la capitaine laisse de côté. Le manoir et ses salles dégorgeant d’influences surnaturelles. La tache sombre en train de s’étendre lentement, comme empli d’une intention dévorante. La lumière violette inexpliquée et la perte de connaissance terrifiante de la capitaine.

« Si certaines villes ne sont pas accessibles directement, quelle qu’en soit la raison, on demandera aux autres villes plus proches de relayer le message dès que possible. » Le sentiment de courir au devant d’une menace dont elles ne connaissent pas l’échéance les oppresse. « Maintenant, il faut qu’on formule notre message de manière efficace et fiable. Et crédible. »

Elle rend les regards braqués sur elle avec conviction. « J’y ai déjà pas mal réfléchi, vous me confirmerez que ça vous va. Al, prend de quoi noter. » L’acolyte s’exécute.

« Nous allons nous présenter comme les investigatrices de la Folie Pourpre, puisque c’est ainsi que plusieurs villes nous connaissent déjà. Et parce que certaines dirigeantes nous ont ri au nez la dernière fois, on rappellera que c’est la Comtesse de Bois d’Or qui nous a mandatées. »

Elle prend une grande inspiration et ordonne bien ses idées. Le reste du groupe ne soulève jusque là aucune objection.

« Notre message doit être assuré et assertif. Voilà ce que j’ai pour le moment : ‘Nous avons trouvé des informations décisives sur la Folie Pourpre, qui prouvent que votre ville est menacée très prochainement. Nous espérons que ce message vous arrivera assez vite…’ pour prendre les dispositions nécessaires, en gros, mais là je sèche. Il me semble qu’on a rien trouvé qui parlait d’un remède ou d’une méthode de protection. »

Chacune fronce les sourcils en réfléchissant. Le vent continue de siffler dans les branches, quelques oiseaux s’appellent et se répondent. L’acolyte finit de noter les grandes lignes du message, puis lève le nez de sa basane.

« Concrètement, on pense que ce qui cause les épisodes de Folie va atteindre ces villes, sans qu’on sache ce que c’est précisément pour le moment. »

La capitaine l’interrompt brièvement d’un geste de la main. « On reparlera de ces incertitudes, d’ailleurs. Mais continue, Al. »

« Et bien…à mon avis on ne peut pas, en l’état, empêcher les gens de succomber à la Folie sans en savoir plus. » L’acolyte laisse un silence tendu le temps de formuler sa pensée. « Mais on doit pouvoir empêcher que ça fasse tant de dégâts. »

Après un instant où un air pensif voire inquiet se dessine sur chaque visage, la ménestrelle prend la parole. « Je ne pense pas que barricader les gens à l’intérieur de chez eux soit une bonne solution. »

L’ex-marin surenchérit. « J’pense même pas qu’ce soit une solution, tout court. À Bois-d’Or j’ai vu des gardiens d’prison ouvrir des geôles, pendant la Folie, avant d’tout planter et rejoindre tout l’monde dans les rues. »

La capitaine hoche lentement la tête en soupirant. « C’est vrai qu’en plus on n’a aucune idée de pourquoi certaines personnes ne sont pas affectées. Mais j’ai déjà dit qu’on prendrait le temps de parler de ce qu’on ne sait pas, plus tard. » Elle prend inconsciemment une posture militaire, alors qu’elle réfléchit à la Folie comme à un ennemi à combattre. « Bon, je pense qu’il faut qu’on réfléchisse aux limites de la Folie. Pour la battre sur son propre terrain. »

Un long silence de réflexion. Des images de chaos incompréhensibles se heurtent aux tentatives de rationalisation. Les personnes rendues insensées, agissant sans aucune autre logique que la violence et l’impulsion. La Folie et la mort. La ménestrelle est la première à mettre des mots sur ce qu’elles ressentent toutes, avec une voix tremblante.

« Les limites de…cette chose ? » Elle respire un grand coup. « Je n’ai pas le sentiment de pouvoir prendre du recul sur une marée humaine armée de tout ce qui lui tombe sous la main, qui étripe complètement au hasard certaines personnes qu’elle rencontre, le tout en chantant à tue-tête des airs joyeux. Et de ce que je sais, dans toutes les villes où ça a eu lieu, c’était à peu près le même spectacle. En plus,» Le claquement de doigts de l’acolyte l’interrompt.

« Mais oui, c’est ça ! C’est déjà une limite ça ! » Toutes les autres le regardent avec des grands yeux inondés d’incompréhension, mais il enchaîne trop vite pour qu’elles aient le temps de lui poser une question. « Katerin, tu l’as dit toi-même. ‘Dans toutes les villes où ça a eu lieu.’ On n’a jamais entendu parler d’un village où il y aurait eu un épisode de Folie, et pourtant il y en avait un bon nombre sous la tache. »

La capitaine fronce les sourcils à la mention de la tache, mais répond sans la mentionner. « Tu as raison, Alexis. J’avais toujours pensé que les dégâts étaient surtout au cœur des villes parce que c’est là que beaucoup de personnes pouvaient être atteintes en même temps, comme pour les épidémies, mais maintenant que tu le dis, il n’y a aucun épisode connu dans un village. Alors que pendant une épidémie, les villages finissent toujours par être touchés. »

« Pareil, y a aucun bateau qu’à eu des problèmes, qu’je sache. » L’ex-marin a l’air satisfait que son domaine d’expertise soit utile. « Alors qu’les épidémies nous ratent pas, d’habitude. Suffit qu’quelqu’un soit malade pour que quasi tout l’équipage y passe. »

L’acolyte hoche la tête. « Mais pour ça, il faut que la personne malade puisse en contaminer d’autre. Là, on a plutôt affaire à quelque chose qui frappe toute la ville d’un seul coup, mais retombe aussi vite, en quelques heures généralement. »

Généralement. Le mot a des résonances de tombeau. Toutes se souviennent de la scène de massacre et de destruction qu’elles ont pu observer, directement ou non, à Bois-d’Or. Où la Folie a duré près de trois jours pendant lesquels la ville a presque été réduite en cendre et ses habitantes anéanties.

L’acolyte reprend sa réflexion avec l’estomac noué. « En plus, les possédées- » Il jette un coup d’œil désolé à la capitaine. « Les personnes atteintes finissent par s’effondrer quand elles n’ont plus de force. Ce qui les anime ne leur donne pas de force surnaturelle. »

Malgré ces mots rassurants, chacune a un souvenir complètement surnaturel des lendemains de Folie. Des tas de corps s’amoncelant comme des cadavres et se réveillant lentement, l’air surpris et perdu. Les habits déchiquetés. Les pleurs de celles qui ont tout perdu. L’odeur du sang, de l’alcool et des larmes. Des cendres, aussi. Le gémissement d’une ville entière, qu’il soit d’incompréhension, de douleur ou de désespoir. Les corps qui hantent les rues, cherchant à comprendre. Les cadavres qui ne se relèvent pas.

La capitaine met fin à ces réminiscences morbides. « Bon. Durée limitée, lieux limités, contagiosité limitée. » Elle assène ces mots comme autant de coups de marteau sur une enclume. « On doit pouvoir travailler à partir de ça. »

Le silence reste en suspens quelques instants, que seuls les grincements des branches hautes dans le vent viennent perturber. Une lueur semble essayer de percer l’avenir obscur que leur promettaient les horreurs et l’incompréhension totale de la veille.

« Il faut faire évacuer les villes. » La voix de la ménestrelle est un peu plus forte qu’un murmure. « Je ne sais pas si vous voyez mieux, mais je vois que ça. Il faut faire évacuer les villes. »

La capitaine soupire un grand coup, comme écrasée par la logistique d’une telle opération, même si elle n’en aura probablement pas la charge. « D’accord. Mais vers où ? Et combien de temps ? »

L’acolyte essaie de montrer de l’enthousiasme pour cette idée désespérée, mais qui est peut-être la seule. « Vers les villages alentours quand c’est possible, sinon dans des campements de fortune, pas trop proches de la ville. L’idée étant que quand la cause de la Folie atteint la ville, il n’y ait pas trop de monde de touché. » Il réfléchit un instant. « Et pour la durée… les prochaines villes qu’on a identifiées pourraient être touchées à tout moment, c’est très difficile de se rendre compte. »

La capitaine acquiesce à son point de vue. « Justement, on peut espérer qu’il y aura un signe qui permettra de savoir quand le risque de Folie est passé. » Elle laisse planer sa phrase un instant. Ses compagnons s’apprêtent à lui répondre avec un air désolé, cherchant leurs mots.

Elle les devance. « Oui, je sais ce que vous allez dire. La tache. Cette foutue tache dans ce putain de manoir, sur laquelle on se base pour extrapoler tout ce qu’on est en train de faire. » Elle crispe sa mâchoire. « Et je sais pas vous, mais quand je regarde ça avec le recul j’ai vraiment le sentiment qu’on s’est laissées influencer par l’ambiance bizarre qui nous pesait sur le moral. »

Un silence pesant s’installe. Les fronts qui se plissent et se rident autour de la capitaine ont tous la même inquiétude. Que le besoin de rationalité de leur cheffe devienne irrationnel. La ménestrelle porte instinctivement la main à la bosse qui trône toujours à l’arrière de son crane. La douleur lance des éclairs jusqu’à ses doigts. L’acolyte regarde l’auriculaire et l’annulaire morts de sa main droite, toujours pétrifiés et toujours aussi noirs. L’ex-marin regarde dans le vide en repensant à Anthelme et sa folie soudaine.

La capitaine les regarde, la respiration forte, puis soupire violemment. « D’accord. Et merde, d’accord, on comprend pas grand à ce qu’il nous arrive, et cette coïncidence est trop grosse pour la laisser passer. » Elle écoute un instant les bruits de la forêt autour d’elle pour se calmer.

Les branches grincent dans le vent, quelques oiseaux sifflent et se répondent. L’ambiance pesante et terrifiante du manoir et de sa lande paraît bien loin. Mais elle reste dans les cœurs.

La capitaine fait des efforts visibles pour se détendre. « Bon, Alexis tu as ce qu’il faut pour le message, c’est bon ? »

L’acolyte acquiesce. « Pour les dirigeantes des villes, c’est bon. Je me charge d’en composer un pour les responsables des cultes importants, qui mentionne la prophétie du livre des Pélerunes. »

La capitaine hoche gravement la tête. « Alors on y va, on ne sait pas combien d’avance on a, alors on traîne pas. »