La Folie Pourpre - Chapitre 4

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Le village des Brantes est comme caché au milieu de la forêt qui recouvre une bonne moitié du comté d’Éraches, et ne doit son existence qu’au croisement d’une ancienne route et d’un large ruisseau forestier. Il s’étend de manière désordonnée, résultat de l’équilibre entre les essartages successifs et la reconquête par la forêt des zones non exploitées. Quelques fermes sont même excentrées et séparées du centre du village, encerclées par les arbres, les familles qui y habitent devant lutter régulièrement pour contrer l’avancée des ronces et herbes folles.

C’est vers une de ces friches indépendantes qu’arrive le groupe un peu avant la tombée de la nuit. À travers les arbres de plus en plus espacés, elles aperçoivent d’abord au centre de cette clairière artificielle le corps de ferme, petite bâtisse dont les murs sont faits de troncs à peine équarris et percés de toutes petites ouvertures, le tout recouvert d’un toit de tuiles en bois. Ce logis paraît d’autant plus petit qu’une haute grange s’y appuie, à côté de laquelle quelques cochons et poules traînent dans la terre gorgée de la pluie des derniers jours, autour d’un petit enclos vide.

Un couple de fermières, boueuses jusqu’à la taille, sont en train de rassembler leur récolte de courge pour les porter à la grange, avec des mouvements fatigués mais efficaces. Les coups de couteau précis détachent les tiges des pieds et les paniers d’osiers se remplissent à vue d’œil. Le groupe s’arrête à une distance respectueuse de la ferme, attendant que les fermières les remarquent. Pendant ce temps, la capitaine se retourne vers ses compagnons.

« Bon, il est trop tard pour qu’un message parte avant la nuit. Mais on va quand même essayer de trouver une messagère, pour qu’elle puisse partir à l’aurore demain. » Elle réfléchit un instant, alors que le soleil commence à se cacher derrière les cimes des arbres. « Je pense qu’il vaut mieux qu’on ne parle pas de ce qui nous amène au couple, là-bas, elles n’ont pas besoin de savoir pour le moment et ça évitera toute réaction extrême. »

Le couple en question a fini de déposer ses lourds paniers remplis de courges à l’abri de la grange, et elles parlent entre elles un instant avant de se rapprocher du groupe, l’air plus curieuses que méfiantes. La fermière les interpelle dès qu’elle atteint le chemin, d’un ton presque obséquieux qui tranche avec ses habits boueux et les profondes cernes qui marquent son visage.

« Bien le bonjour, voyageuses ! Quel bon vent vous amène-t-il donc aux Brantes ? » Elle s’arrête à quelques mètres du groupe.

« Nous avons besoin d’envoyer un message à Érache, et les Brantes était le village le plus proche. » La capitaine fait court et efficace, tout en faisant des efforts visibles pour que ses paroles ne sonnent pas comme des ordres. « Il nous semble qu’il y a un relais de messagère, ici, de mémoire ? Notre message est urgent, nous dev- nous voudrions pouvoir le transmettre ce soir, pour qu’il parte demain au plus tôt. »

La fermière est rejointe par son homme, qui se tourne vers le coucher de soleil avant de répondre. « Effectivement, Dié partira pas c’soir. Mais c’est un bon gars, sûr que si vous lui donnez l’message aujourd’hui, demain il partira au chant du coq. »

La capitaine se détend un peu, rassurée de la coopération des fermières et de l’absence de questions immédiates. « Parfait. Bon, et est-ce qu’il y a un endroit où on pourra passer la nuit ? On a de quoi payer. » Elle montre une bourse à sa ceinture, machinalement.

Les fermières se regardent un instant, l’un hausse les sourcils, l’une pointe du pouce vers leur ferme, puis les deux hochent la tête. La fermière répond, gardant son ton cérémonieux et avec un aimable sourire. « Et bien nous nous ferions un plaisir de vous accueillir pour la durée de votre séjour aux Brantes. Nous ne sommes pas vraiment riches, mais personne ne l’est, dans cet humble village. Et nous n’avons pas d’enfants donc nous disposons de quelques couchages libres, »

La ménestrelle l’interrompt, sèche mais pas agressive. « Entendu, super, merci, on vous paiera c’qu’il faut. Par contre, on est fatiguées, on a beaucoup marché, alors si vous pouviez garder vos phrases alambiquées pour demain, ça s’rait pas de refus. Sans vouloir vous manquer d’respect, madame. »

La fermière balbutie quelques instants. « Oh, bien sûr, désolée. » Elle reprend son sourire fatiguée et pointe derrière elle. « Bon, et bien le relais de Dié est dans le centre du village, en suivant ce chemin. Si vous entendez pas déjà les chevaux, c’est l’étable sur la droite après la maison de la menuisière, que vous pouvez pas rater, à cause des troncs en train d’être poncés, sur le devant. Et vous pouvez revenir ici pour la nuit et le dîner. »

La capitaine la remercie d’un signe de tête et l’acolyte prend la parole. « Bia, tu devrais rester ici pour te reposer et soigner ta blessure. Appliques-y un baume de consoude, si ces gens peuvent t’en fournir. »

La capitaine réfléchit un instant puis acquiesce, visiblement à contrecœur. « Tu as raison. » Elle respire un grand coup avant de poursuivre doucement. « Je suis épuisée. Merci, Alexis. » Elle regarde les ombres très allongées des arbres qui les entourent. « Bon, Kat, va avec lui, et ne perdez pas de temps. Je vous fais confiance. Raul, viens avec moi. »

Le marin comprend ce qu’elle ne dit pas. Qu’elle ne fait pas vraiment confiance aux fermières, pas encore. Alors il s’approche d’elle et la laisse s’appuyer sur son épaule, avant de parler à leurs hôtes. « Et ben si vous permettez, Bia et moi on va rester ici avec vous, pendant qu’nos compagnons vont parler à vot’ Dié. » Il commence à avancer en soutenant la capitaine puis complète en marchant. « Oh, et moi c’est Raul. »

La fermière répond aussitôt. « Mais bien sûr, venez à l’intérieur ! On va voir c’qu’on peut faire pour votre jambe. Moi c’est Joquie, et mon homme c’est Mark. »

La ménestrelle et l’acolyte laissent alors leurs compagnons partir en direction de la maison pour poursuivre sur le chemin. Elles se retrouvent vite à nouveau sous le couvert des arbres, mais la présence de nombreuses souches sciées rappelle l’activité humaine proche. La pénombre qui commence à s’étirer est accompagnée d’un silence calme, instant de repos entre les bruits de la journée et ceux de la nuit.

La ménestrelle marche quelques temps visiblement perdue dans ses pensées, puis finit par se tourner vers l’acolyte. « C’est bon, tu sais ce que tu vas envoyer comme message aux religieuses ? »

L’acolyte prend quelques temps avant de répondre. Il se frotte nerveusement le pouce contre ses doigts pétrifiés. « Oui, je pense qu’elles comprendront. »

La ménestrelle voit qu’il s’apprête à en dire plus et lui laisse le temps de rassembler ses idées tout en ralentissant le pas. Alexis soupire tristement et reprend. « Bon, et toi qu’est-ce que tu en penses vraiment, de tout ça ? »

Son interlocutrice sait ce qu’il met derrière ‘tout ça’. Non seulement leurs découvertes récentes et les événements surnaturels qui semblaient vouloir les éloigner du manoir, mais aussi la prophétie du livre des Pélerunes et son inconfortable ressemblance à la Folie. Et surtout, l’obstination de leur capitaine. La ménestrelle prend le temps de faire le tri parmi toutes les sensations contradictoires que cela lui inspire. L’exaltation d’avoir trouvé quelque chose, l’inquiétude de voir Bia nier l’évidence, l’incompréhension de ce à quoi elles font face. Et une terreur sourde, traumatisme et promesse de nombreux cauchemars futurs, que lui rappelle la douleur lancinante à l’arrière de son crâne.

Elle prend le temps de mettre des mots, de comprendre ce qu’elle ressent. « Je pense…je constate que tout ça nous dépasse. Tu sais, quand on a commencé à faire des recherches sur la Folie Pourpre, je pensais qu’on cherchait un remède à une maladie. Là… » Elle marque une lourde pause alors qu’elles enjambent un petit ruisseau forestier.

« Avec la prophétie et tout le reste, j’ai l’impression qu’on s’attaque à quelque chose de beaucoup plus gros. Et beaucoup plus dangereux. » Un silence total alors que le soleil commence à plonger derrière l’horizon. « Et toi ? »

L’acolyte est visiblement gêné, il respire mal. Il frotte avec toujours plus d’insistance sur ses doigts blessés, malades. Maudits. « Je… » Il s’arrête de marcher. La ménestrelle le regarde avec inquiétude, il est paniqué.

« J’ai peur. » Il prend une grande respiration et poursuit d’une voix tremblante. « J’avais déjà fait le lien avec la prophétie. Avant même de faire partie de ce groupe. Je n’en ai pas parlé parce que Bia n’aurait jamais écouté, et parce que je me disais que je m’imaginais des choses. Mais avec cette tache magique, cette tache maudite… je n’ai plus de doute que quelque chose de surnaturel est à l’œuvre. Et j’ai peur. »

La ménestrelle hoche lentement la tête, et lui rend son regard inquiet. Il exprime finalement ce qu’elles craignent toutes les deux. « Et j’ai peur qu’on ne puisse rien faire contre. »

Le soleil achève de se coucher pendant le long silence qui suit. L’acolyte reste prostré, les yeux rivés au sol. Des larmes de peur coulent lentement le long de ses joues, alimentées par toutes les images atroces de la Folie qu’il a pu observer, depuis la fenêtre de sa chambre du diocèse. Les flammes les rires les hurlements l’odeur de sang brûlé les habitantes éventrées les mares de sang les enfants.

La ménestrelle reste un temps en retrait, luttant contre le désespoir qui cherche à s’imposer dans sa poitrine. Avec un effort mental rendu plus difficile par le silence de la nuit qui les enveloppe, elle parvient à s’accrocher à un fragment de rationalité. Une seule phrase. Ici, tout va bien. Alors même qu’elles se trouvent au centre de la tache. Un raisonnement se fait doucement. Jusqu’alors, aucune ville n’a été touchée plus d’une fois. Rien n’assure que cela va changer. Elle lutte mais la prophétie des Pélerunes se déroule dans son esprit, comme si une voix menaçante lui chuchotait à l’oreille.

« Sur le monde se répand Le réveil de l’inconscient. Il émet dans les esprits Mille graines de Folie. 

Une fois brisé le sceau, L’arrivée de l’Enfermé Dérangé dans son repos, Va soulever nos cités.

Appelée par nos actions, La folie de l’Endormi Qui libère nos pulsions, Éteindra toutes nos vies. »

Elle secoue violemment la tête pour chasser la question que la voix lui susurre. Son mouvement fait légèrement sursauter l’acolyte, qui la regarde avec ses yeux embués. Il la voit à peine dans la nuit et continue de trembler.

Elle fait un effort qui lui semble surhumain pour se ressaisir et ne pas paniquer. Pas maintenant. Elle regarde autour d’elles et voit, plus loin sur le chemin, la lueur de plusieurs habitations. Puis elle pose les yeux sur son compagnon tétanisé, voyant malgré le peu de lumière son regard l’appeler à l’aide.

La ménestrelle met alors ses inquiétudes de côté pour prendre soin de celles de son compagnon. Elle sourit faiblement et le prend par sa main blessée. « Viens, Alexis. Tout ce qu’on peut faire ce soir, c’est transmettre les messages à envoyer demain. » Elle le tire doucement en direction des lumières du village. « Après on ira se coucher, et on parlera demain de tout le reste. »

L’acolyte referme ses doigts valides autour de la paume de la ménestrelle et sèche ses joues trempées de larmes avec son autre main. Puis il la suit lentement, trouvant sa force dans la chaleur du contact de sa peau.

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Pendant ce temps, la capitaine et l’ex-marin ont rejoint le logis des fermières, qui ont installé des rondins assez larges en guise de sièges. Comme la plupart des personnes vivant de la terre, elles vivent du strict nécessaire, avec surtout au centre de leur logis un foyer à côté duquel elles font des soupes et des gruaux dans une large marmite dont le fond est couvert d’une épaisse couche de brûlé. Une solide table de bois pouvant accueillir cinq ou six personnes est à côté de la porte, avec un banc pour deux. Les rondins de bois sont disposés autour des autres côtés de la table. Des paniers sont entreposés juste à côté de la porte, avec un balai en branchages. Une sorte d’établi sert actuellement de plan de travail pour le couple, qui découpe des légumes pour la soupe.

De l’autre côté de la pièce sont une armoire-lit, seul objet un peu raffiné, et quelques étagères soutenant les possessions des fermières. Quelques vêtements de rechange, deux paires de bottes hautes, un couteau, un chapelet, des sortes de petits seaux en bois contenant diverses parties de plantes, séchées pour la plupart, et un vieux chapeau.

La capitaine et l’ex-marin ayant balayé la pièce des yeux, elles s’assoient côte à côte sur des rondins et baissent légèrement leur garde. Le marin approche un autre rondin et fait signe à la capitaine d’allonger sa jambe dessus. Il lui enlève ensuite lentement ses bandages pour observer l’état de la plaie cautérisée. Elle n’a pas l’air dans un état catastrophique, mais une inflammation vive fait rougeoyer le tour de la peau brûlée.

« C’est pas en train d’empirer. Mais ça s’améliore pas non plus. » Il se tourne vers la fermière qui a dit s’appeler Joquie. « Vous auriez que’que chose pour les blessures s’vous plaît ? Voire pour les brûlures ? »

La fermière pose son couteau et laisse son homme finir la soupe pour s’approcher de ses invitées. « C’est possible, faut que je vois ce qu’il nous reste du printemps. J’ai entendu votre compagnon, le religieux, il a parlé… »

« De consoude. » La capitaine complète la phrase d’un ton autoritaire. « Il me semble que c’est très utilisé et assez efficace, donc je veux bien vous en acheter un peu si vous en avez. »

La fermière tique sur le mot « acheter ». « Mais enfin, vous êtes nos hôtes ! Je ne veux pas entendre parler de paiement ou de redevance tant que nous n’avons pas averti l’assemblée du village pour en discuter ensemble. » Elle se dirige vers le mur d’en face et regarde parmi les plantes séchées qui s’y trouvent. Assez vite, elle se saisit d’un des seaux. « Ah, il m’en reste un peu. Si ça vous va, je vais vous la piler, vous en ferez un baume sous votre pansement, comme ça. »

La capitaine acquiesce. Laissant la fermière se mettre à l’œuvre, elle parle au marin pour réfléchir à la suite de leur mission. « Bon. On a trouvé des informations, et quand Kat et Alex seront revenues, on les aura aussi transmises. À part ça, on est un peu coincées ici, surtout avec ma blessure. »

L’ex-marin se prête au jeu et répond à voix haute. « Beaucoup d’choses ne dépendent plus d’nous. Les villes f’ront comme elles l’entendent, on a fait tout c’qu’on a pu pour qu’elles sachent. »

« Et d’ici là…on est encore tout près du manoir, de… » Elle s’interrompt un moment. Le marin lui laisse le silence dont elle a besoin. Au bout d’une minute, rythmée par le crissement du pilon et par les clac-clac du couteau découpant les légumes, elle se tourne vers lui avec l’air sérieux. « Raul. Dis-moi sérieusement ce que tu penses de ce qu’il s’est passé là-bas. »

Voyant que le marin prend le temps de formuler sa réponse, elle précise sa question. « J’ai toute confiance en vous trois. Mais je sais aussi que Kat et Alex sont moins rationnelles, à cause de leurs formations, tandis que tu as les pieds sur terre. Alors dis-moi, toi, qu’est-ce que tu crois ? »

Cette marque de confiance déstabilise un peu l’ex-marin, mais il répond sans le laisser paraître, avec un ton sérieux inhabituel. « Je crois que je comprends le fond de ta question, Bia. Moi aussi je me demande si on n’est pas tout simplement toutes devenues folles. » Il prend une inspiration alors qu’une expression indéchiffrable s’inscrit sur son visage.

« Mais…mais c’est trop clair dans ma tête. Dans nos têtes à toutes. On a vécu exactement la même chose, au même moment, et on a des traces pour s’en souvenir. Ta jambe, les doigts d’Alexis, Anthelme… » Il regarde vers les fermières qui leur tournent toujours le dos avant de regarder dans le vide. « Je sais pas du tout c’qu’on a vécu. Vraiment. Mais il s’est passé quelque chose, et même si on sait pas l’expliquer, je pense qu’on peut pas l’ignorer. »

La capitaine le regarde longuement, en respirant profondément. Des émotions complexes voire contradictoires semblent passer derrière ses yeux. Quand elle aperçoit la fermière s’approcher avec le baume, elle murmure simplement. « Merci, Raul. » Il hoche la tête pour toute réponse.

« Voici la consoude, j’espère que ça suffira pour votre plaie. » En disant cela, ses yeux se posent sur la jambe de la capitaine et elle a malgré elle une légère grimace. Elle semble hésiter un instant, puis décide de ne pas poser de questions. Elle pose alors le baume dans la paume tendue du marin. « Dites-moi si je peux faire quelque chose pour vous aider. »

À la grande surprise des deux autres, la capitaine répond immédiatement par une question. « Je me demandais, l’assemblée du village dont vous parlez, elle se réunit à quelle fréquence ? »

« Euh…et bien ça dépend. En hiver, quand on a pas mal de grands travaux organisés ensemble, tous les deux ou trois jours. Pendant les récoltes ou les pâturages, parfois seulement une fois par mois. Après, le reste de l’année, à peu près toutes les semaines. » Elle réfléchit un instant. « Et à chaque fois qu’il se passe quelque chose d’important, comme… »

La capitaine finit à sa place, surprenant encore le marin par son aplomb alors que l’arrière-goût de leur discussion le laisse encore mal à l’aise. « Comme l’arrivée d’un groupe d’étrangères ? »

La fermière ouvre grands ses yeux cernés puis sourit légèrement. « Oui, exactement. Surtout un groupe aussi…atypique que le vôtre. Et qui a besoin des services de Dié, qui plus est. »

La capitaine répond d’un ton calme, sans affectation. « Bien sûr, je comprends. Écoutez, ne serait-ce que pour me laisser le temps de soigner un peu ma jambe, et recevoir une réponse à notre message, nous allons rester ici, en tout cas dans le village, quelques jours, donc assez longtemps pour assister à cette assemblée, j’espère. Pour ce qui est du reste, il faut que j’en parle avec mes compagnons. »

La fermière fait un signe d’assentiment. « Vous pouvez rester chez nous, ne vous inquiétez pas. » Elle semble hésiter quelques instants puis retourne au plan de travail, où son homme finit de couper les légumes. Elle le remplace et celui-ci se saisit alors de la marmite pour aller la remplir à l’extérieur.

L’ex-marin se tourne vers la capitaine avec une question sur le visage, mais celle-ci lui fait signe que ça attendra que tout le monde soit présent. Il pointe alors le petit bol de terre dans lequel la fermière lui a donné le baume de consoude. « Tu veux étaler ça toi-même ou tu préfères que je le fasse ? »

« Je vais le faire moi-même. Il faut bien que j’assume mes conneries. » Elle prend le bol et une grande inspiration. « Je veux bien que tu ailles voir si les autres arrivent. »

L’ex-marin comprend qu’elle demande un peu d’intimité, peut-être de temps aussi, pour encaisser ce qu’il lui a dit. Il sort et croise le fermier qui rentre avec la marmite. Quand il regarde le long du chemin qui s’enfonce dans la nuit sombre, il voit effectivement une torche au loin et devine les silhouettes de ses compagnons. Il trépigne un peu sur place pour se tenir chaud.

La capitaine examine sa blessure tout en réfléchissant intensément. Sa peau est boursouflée là où l’inflammation est la plus intense, la partie brûlée dégage une odeur acre mais pas encore inquiétante. Elle trempe ses doigts dans la pâte visqueuse et commence à en déposer autour de sa plaie, puis à malaxer lentement en serrant les dents.

La soupe bout à gros bouillon quand la ménestrelle et l’acolyte rejoignent le marin et entrent dans le logis. L’acolyte porte un air épuisé, mais la crise de tout à l’heure ne se voit pas trop sur son visage. La ménestrelle prend les devants et se campe devant la capitaine.

« Bon, on a transmis les messages à envoyer, le messager nous a juré qu’il partirait demain à la première heure. » Elle fait une pause et s’assoie à côté de la capitaine qui a fini de panser sa blessure. « Et dans le village on n’a pas croisé grand monde, à cette heure, mais Dié nous a parlé des meunières quand on lui a dit qu’on était passées au manoir. Apparemment l’une d’entre elles y a travaillé, y a quelques années. »

« Mais vue la façon dont il en parlait, le manoir a encore plus mauvaise réputation ici qu’à Érache… » L’acolyte parle à voix basse, mais la pièce est petite et leurs hôtes ne peuvent pas ne pas entendre ce dont elles parlent. Le fermier fait mine de s’approcher.

« Je ne veux pas être indiscret…j’ai entendu que vous parliez du manoir, je suppose que vous parlez de Nervine ? » Le groupe lui rend des regards interrogateurs mais voyant que personne ne le contredit, il prend son courage à deux mains pour continuer. « C’est vrai qu’il a pas bonne image, dans la région, depuis l’incident. Personne n’aime trop s’en approcher, et aux dernières nouvelles plus personne n’y vit, maintenant. Je serais vous…je ne dirais pas trop fort que vous en venez, ça vous fermerait beaucoup de portes. »

La capitaine hoche lentement la tête, pendant que le reste du groupe attend sa réaction. Elle finit par répondre en pesant ses mots. « Merci…Mark, c’est bien ça ? Comme je l’ai dit tout à l’heure, on va rester quelques temps ici, le temps que ma blessure se calme un peu, et pour pouvoir assister à une assemblée du village. D’ici là, on…enfin mes compagnons pourrons vous aider si vous le voulez, je ferai ce que je peux pour me rendre utile. » Elle réfléchit un instant. « Et oui, nous avons effectivement dû passer par le manoir de Nervine, et nous sommes intéressées pour savoir tout ce qu’il est possible à son sujet. Qui d’autres, selon vous, pourrait nous en dire plus ? »

La ménestrelle et l’acolyte jettent des regards curieux au marin pendant que le fermier se gratte la tête. « Et ben…effectivement, je crois que Fine, la meunière, y a travaillé, mais sinon…y a moyen qu’Andrée, notre menuisière, ait eu une commande pour eux, il y a longtemps. Après y a Dié bien sûr, il a bien dû avoir des messages à porter là-bas parfois ? » Il hésite encore un instant puis hausse les épaules. « Pour le reste je peux pas dire. Les autres fermières, comme nous, ont probablement rien à voir avec. J’vous dirai après l’assemblée, y a peut-être des choses qui me reviendront en voyant les têtes. »

La capitaine le remercie et se tourne vers l’acolyte et la ménestrelle. « Bon, je comprends que vous soyez surprises, mais j’ai réfléchi, et Raul m’a convaincue de chercher à en savoir plus sur le manoir. On n’a pas d’autres pistes pour l’instant. » Elle baisse les yeux un instant puis conclut d’une voix ferme. « Je suis désolée pour mes réactions. Raul a raison, on a beau avoir l’impression de devenir folles, on peut pas nier ce qu’on a vu. Je ne peux pas nier ce qu’on a vu. »

Ses compagnons restent muettes le temps de la surprise, puis la ménestrelle finit par se pencher de son rondin vers la capitaine pour la prendre soudainement dans ses bras, l’air émue. « Merci, Bia. J’étais vraiment inquiète pour toi. »

Un silence passe, avant qu’il ne soit brisé par les fermières annonçant que la soupe est prête, en essayant de ne pas avoir l’air trop curieuses de ce que cachent les derniers échanges. Tout le monde s’installe autour de la table en bois, où les fermières disposent tous leurs bols et assiettes creuses. Elles servent ensuite la soupe encore fumante et commencent à manger.

Le bruit des bols contre le bois et des bouches aspirant le liquide brûlant remplit la pièce pendant quelques temps. Chacune des membres du groupe reprend des forces après trois jours passés en pleine nature et rythmés par des événements épuisants. Ce soir, avec un toit au-dessus de leurs têtes, les horreurs de la veille paraissent lointaines, inatteignables. Dehors, il se remet à pleuvoir dru, de cette pluie qui rassure et réconforte, par contraste, celles qui sont à l’abri.

Quand les corps se sont réchauffés, Joquie se lève et va prendre une bouteille sous le plan de travail. « Vous voudrez un peu d’hydromel ? C’est Yanik, du village, qui nous le prépare, il est costaud mais il est sacrément bon. » Mark va chercher quelques coupes et les pose sur la table. L’acolyte fait signe qu’il n’en prendra pas mais ses compagnons ne se font pas prier.

Le bruit du liquide qu’on verse dans les coupes suffit déjà à réveiller la soif, et la boisson dorée se révèle aussi bonne qu’annoncée. Les joues rougissent légèrement et les mâchoires se décrispent.

Après quelques gorgées, le fermier semble avoir une réalisation et se tourne vers sa femme puis vers le groupe. « Mais ! On aurait dû faire chercher Paola, pour la blessure à votre jambe ! » Devant les regards confus de leurs interlocutrices, la fermière prend la suite. « Paola est notre guérisseuse. Personne connaît aussi bien les plantes médicinales qu’elle, au village. Je suis sûr qu’elle aurait fait bien mieux qu’un petit baume de consoude, même s’il était déjà tard. »

La capitaine, le souffle réchauffé par l’hydromel, secoue lentement la tête. « Vous inquiétez pas, j’irai la voir demain, merci pour le renseignement. Kat, tu viendras avec moi, c’est toi qui a vu dans quel état c’était avant de me remettre l’os en place. » Malgré la légère réaction de recul des fermières à la mention de la blessure, la ménestrelle hoche la tête, l’air enjouée, comme impatiente de découvrir plus d’habitantes du village, puis bâille généreusement en s’étirant.

Des bâillements contagieux s’en suivent, faisant perler quelques larmes, et les fermières se lèvent pour débarrasser la table. Joquie pointe ensuite vers l’extérieur. « Je vais refermer l’enclos et vérifier que nos bestiaux s’y sont rentrés, en cette saison normalement ils se font pas trop prier. Mark va vous sortir des paillasses, on ne va pas vous faire dormir par terre. »

Le fermier se dirige vers l’armoire-lit, et en ressort effectivement plusieurs nattes de pailles pas trop fines. Le groupe, qui dort par terre et à la belle étoile depuis trois jours, a le sentiment d’être accueilli royalement, et chacune s’empresse de sortir de quoi dormir de son sac. La fermière rentre alors et barre la porte pour la nuit. Très vite, tout le monde est étendu, et les paupières lourdes annoncent une longue nuit reposante, bercée par le bruit de la pluie dehors.