Contenu sensible : Blessures graves, Mort.
Le matin est annoncé par le réveil des bruits de la forêt un peu avant que la lueur du soleil ne soit vraiment visible dans la rainure de la porte. La capitaine est la première à se lever et sortir en s’appuyant sur sa béquille pour aller soulager sa vessie. Une légère brume, typique des lendemains de pluie, s’accroche au sol encore détrempé. La capitaine frissonne un peu du contraste avec l’intérieur du logis chauffé par les restes de l’âtre et par les six personnes qui y ont passé la nuit, puis claudique jusqu’à l’orée de la forêt.
Les chants des oiseaux égayent les alentours, et le soleil semble bien décider à percer les nuages après plusieurs jours d’un temps de chien. La brume se dissipe peu à peu, les premiers rayons qui atteignent le sol font de beau dessins.
La capitaine commence à regagner le logis, respirant profondément l’air frais pour se donner de la force pour la suite des événements. Accepter le surnaturel et enquêter à son sujet. Aller parler aux différentes personnes du village connaissant bien le manoir… Alors qu’elle cherche à se rappeler des prénoms que leur ont donné les fermières la veille, elle aperçoit une tache sombre, au sol, qui était dissimulée par la brume à l’aller.
Il lui suffit d’un coup d’œil pour réaliser que c’est une tache de sang, dont le rouge vif a commencé à se mélanger avec le marron foncé de la boue. La capitaine regarde autour d’elle, profitant de la clarté grandissante pour chercher d’autres traces semblables, et surtout leur origine. Elle ne tarde pas à trouver, à quelques pas de là, de nombreuses plumes arrachées et la tête déchiquetée d’une poule noire.
L’animal a vraisemblablement été tiré par dessous la clôture de l’enclos, y laissant quelques plumes, puis a été lacéré et massacré. Elle a perdu beaucoup de sang, qui s’est répandu en plusieurs flaques dans les sillons des champs où elle a été traînée, signe que ces blessures étaient déjà très profondes. La capitaine suppose qu’elle est probablement morte d’hémorragie, et la bête qui l’a blessée et tuée a probablement emporté le reste du corps pour le dévorer dans sa tanière.
La capitaine s’approche de la tête pour observer ses blessures. Il reste quelques plumes qui tiennent à peine à des lambeaux de peau sanglants. Le crâne de l’animal est visible, blanc au milieu du sang séché et, vraisemblablement, brisé. Des traces de griffures et de morsures rendent l’ensemble méconnaissable, s’il n’y avait pas le bec. Quand la capitaine le saisit pour retourner la tête, elle réalise qu’il n’est plus solidaire du reste, et il lui reste dans les mains. Elle a un haut-le-cœur quand elle voit la langue de la poule pendre de la tête sans bec, au milieu d’une flaque de sang.
Se relevant avec difficulté, elle place machinalement le bec dans une poche et retourne en claudiquant vers le logis. En ouvrant la porte et voyant tout le monde finir de ranger les affaires de la nuit, elle annonce la nouvelle. « Joquie, Mark, y a une de vos poules qui s’est faite bouffer cette nuit, je crois. »
Les fermières poussent un soupir impuissant. « Encore ? Bon… » Elles se regardent un instant puis Mark passe un manteau pour aller voir l’étendue des dégâts. Après à peine une minute, alors que tout le monde s’est installé autour de la table pour manger une tranche de pain noir, il revient l’air sombre, hoche la tête une fois vers sa femme, puis s’assoit à son tour.
Le groupe se retient de poser des questions supplémentaires, non seulement pour respecter l’abattement de leurs hôtes, mais surtout parce que la capitaine leur fait discrètement signe de se taire. Les bruits de mastication emplissent alors la pièce, pendant que dehors les bruits de la forêt s’accentuent avec le lever du soleil.
Quand tout le monde est prêt, chacune récupère ses maigres affaires et la capitaine prend la parole. « Mark, Joquie, on vous remercie pour votre hospitalité cette nuit. Comme je le disais hier, on va probablement rester quelques temps au village, et on fera ce qu’on peut pour ne pas trop vous peser si vous continuez de nous héberger. Si vous voulez qu’on prévienne quelqu’un au village pour qu’une assemblée se prépare, dites-le nous, on s’en chargera. »
Mark répond aussitôt en saisissant un chapeau. « Je pensais aller prévenir Ivan, notre clerc. Si vous voulez, vous pouvez venir avec, vous pourrez vous présenter directement comme ça. »
La capitaine répond par un hochement de tête bref. Le groupe, augmenté du fermier, part alors en direction du centre du village. Le soleil est encore assez bas à l’est, et le froid reste mordant. Un lourd amoncellement de nuages sur l’autre moitié du ciel annonce une fin de journée sombre.
L’ordinaire de la situation, tranchant avec les jours passés, semble rassurer quelque peu Alexis, qui a meilleure mine que la veille. Katerin le surveille distraitement, tout en essayant de profiter des quelques rayons de soleil qui leur sont accordés malgré la saison. Raul, portant les affaires de Bia pendant que celle-ci suit l’allure en béquille, se rapproche d’elle l’air songeur et lui parle tout bas, pour éviter que Mark, marchant devant, ne les entende.
« Capitaine, qu’est-ce qu’il n’va pas ? »
Elle continue de regarder devant elle, mais répond à voix basse. « Il y a quelque chose qui cloche. C’est pas un renard qui a bouffé une de leurs poules, cette nuit. Je sais pas ce que c’est, mais ça les a pas surprises. » Elle reprend sa respiration entre deux mouvements irréguliers que les béquilles lui font faire. « On pourra rester toutes ensemble après s’être présentées à Ivan, pour parler tranquillement. On verra pour la suite. »
Raoul hoche brièvement la tête. À quelques centaines de mètres devant eux commence à être visible une large clairière où se tiennent plusieurs constructions. Le centre du village est encore assez calme, même si on entend déjà des bruits de scie, signes que la charpentière au moins est plutôt matinale.
Elles arrivent effectivement très vite au niveau de l’atelier de celle-ci, déjà à pied d’œuvre sur la découpe d’une longue poutre faîtière. Mark lui adresse un signe de la main en passant, la charpentière répond brièvement avant de se concentrer à nouveau sur son travail. Leur guide se retourne vers elles en parlant à voix basse. « Andrée a participé à la construction ou la réparation de presque toutes les maisons du village, elle travaille bien, on peut pas le nier. Mais nous n’avons pas franchement les mêmes avis sur les choses. »
Les quelques sourcils levés que son affirmation suscite ne suffisent pas à le faire s’expliquer. Il pointe quelques maisons en égrainant les noms de ses compatriotes, puis tourne vers la gauche en direction d’un bâtiment plus large, un peu en retrait par rapport au centre du village. Le groupe se rend tout de suite compte que c’est le seul bâtiment dont les fondations sont en pierre, jusqu’à environ deux pieds de hauteur, lui donnant une allure imposante renforcée par sa grande porte. Elle est pour le moment ouverte, et un rideau usé et délavé, sur lequel on reconnaît difficilement des symboles cultuels, est suspendu au linteau.
Mark écarte le rideau et leur fait signe de le suivre à l’intérieur. Alexis fait un rapide signe religieux puis s’avance, suivi par ses compagnons. À l’intérieur, quelques dizaines de chaises sont placées tout autour de l’unique salle, tournées vers l’intérieur, sur le sol en terre battue. Les quelques fenêtres, malgré leur taille, ne laissent passer que la pénombre du sous-bois auquel est adossé le bâtiment. Au coin de la pièce, un homme est assis à une table soutenant des objets et livres divers, perdu dans la lecture d’un petit carnet. Il porte une robe sombre le marquant comme un responsable de culte, mais aucun autre signe particulier.
Mark se dirige sans hésiter vers le religieux en toussant légèrement pour attirer son attention. « Ivan, je voudrais vous parler. »
L’homme lève les yeux du carnet qu’il tient dans les mains, semble finir un cheminement de pensée puis replie soigneusement le livre avant de le reposer sur la table. Il se lève alors et se tourne vers ses visiteuses, redressant machinalement sa robe, et regarde Mark l’air curieux.
« Alors, pour parler directement, voici quatre personnes qui sont arrivées chez nous aux Brantes hier soir, et que nous avons hébergées pour la nuit. Elles voulaient se présenter à vous, et j’allais vous en parler de toute façon, donc… » Le paysan laisse sa phrase en suspens, ne sachant quoi ajouter. Le religieux regarde rapidement, une à une, les quatre membres du groupe.
« Ce doit être vous qui avez fait partir notre Dié de si bon matin ! Il est venu me demander la bonne chance pour son voyage. » Il continue, comme pour lui-même. « Probablement à la demande d’Andrée, vous me direz. Comment l’a-t-il formulé, déjà ? ‘Un petit quelque chose pour que le voyage se passe bien’ je crois. » Ivan sourit légèrement, puis se concentre à nouveau sur le groupe.
« Alors, quel vent vous amène aux Brantes ? Charmant village n’est-ce pas ? »
Le groupe regarde leur capitaine, qui pèse brièvement ses mots. Elle répond d’un ton direct. « Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins, nous venons du manoir de Nervine. » Une lueur de curiosité brille dans le regard du clerc, mais Bia continue en montrant sa jambe. « Et disons que le voyage n’a pas été facile, donc nous avons besoin d’un peu de temps de repos. On pensait profiter de notre séjour ici… » Elle jette un regard au paysan. «Pour préparer la suite de nos opérations. Du coup, on voulait vous avertir de notre présence, et voir si le village voudra quelque chose de nous en échange de notre séjour. » Elle regarde ses compagnons. « Nos domaines de compétences sont assez…divers. »
Le religieux hoche la tête lentement. « Entendu, nous convoquerons une assemblée du village, ce soir…ou demain, plutôt, le temps que Dié revienne. Vous pourrez vous y présenter, et en échange nous vous présenterons les personnes que vous n’aurez pas encore rencontrées. » Il réfléchit un instant en croisant les bras et se caresse le menton. « Mark et Joquie vous auront déjà dit d’aller voir Paola pour votre blessure, je suppose. Si vous voulez, nous pouvons aussi discuter un peu plus de ce qui vous amène ici, plus tard dans la journée. Je connais bien la région et le manoir. »
Sa curiosité est visible mais semble surtout de bonne foi. L’acolyte se tourne vers la capitaine. « Si vous voulez, Bia, je peux rester ici pendant que vous allez voir la guérisseuse ? » Bia lui rend un regard qui l’encourage à développer sa pensée. « Entre religieux, je pense que nous nous ferons plus facilement confiance. Oncle Ivan ici présent répond d’un culte assez proche du mien…et nous ne sommes de toute façon pas ici pour parler mysticologie. » Il hésite un instant, faisant un peu d’introspection. « Et j’ai autant besoin de me guérir spirituellement que vous physiquement, capitaine…après ce qu’on a vécu. »
Bia hoche lentement la tête, réfléchissant à cette possibilité. Puis elle tourne son regard vers Katerin et Raul, qui font respectivement un signe d’indifférence et d’approbation. Puis elle détaille le religieux avec attention, affûtant son instinct pour savoir si elle lui fait confiance.
Il a ce visage, assez courant chez les clercs, dont on arrive seulement à dire qu’il a entre 30 et 50 ans. Il n’est pas bien épais sous sa robe, mais se tient bien droit et a l’œil vif, curieux, presque scrutateur. Malgré tout, ce qui ressort en premier de son visage est une confiance active, consciente. Comme s’il avait connu le doute causé par des événements difficiles mais avait fini par le surmonter en s’abandonnant à la confiance en les autres. Il soutient volontiers le regard de la capitaine, se prêtant à sa scrutation.
Bia se retourne vers Alexis. « Entendu, on repassera par ici en rentrant vers chez Joquie et Mark, si tu n’y es plus on se retrouvera là-bas. » Elle commence à faire mine de partir puis se reprend. « Merci, Ivan, pour votre accueil. Alexis, repose-toi bien. »
Le groupe moins l’acolyte ressort donc, suivi d’un simple geste de main de la part du clerc. Mark leur montre la direction de la maison de leur guérisseuse avant de s’en retourner chez lui. Elles se dirigent dans la direction indiquée, s’éloignant du centre du village pour descendre un chemin longeant un ruisseau peu profond mais vif. La densité des arbres augmente progressivement, mais elles finissent par apercevoir un lieu plus dégagé, où de nombreux buissons d’herbes aromatiques et médicinales entourent une maison modeste. Une femme est assise sur le pas de la porte, une tasse fumante à la main, profitant visiblement des quelques rayons de soleil qui percent le feuillage déjà clairsemé.
La femme se lève à l’approche du groupe, posant sa tasse par terre. Elle est habillée d’une tunique et d’un pantalon en toile assez usés, porte les cheveux courts et a à la taille plusieurs sacoches prêtes à contenir des herbes diverses. Son seul élément personnalisé est une petite fleur accrochée au col de sa veste, déjà bien fanée. Elle fait un pas vers le groupe et, sans y mettre de voix, articule « bonjour » puis attend.
Bia, qui a dû s’appuyer sur Raul pour la descente, reprend ses béquilles avant de répondre. « Bonjour, vous devez être Paola ? Les gens du village nous ont dit de venir vous voir. » Elle montre sa jambe. « Nous sommes arrivées hier soir. Je suis Bia, et voici Katerin et Raul. » La guérisseuse prend immédiatement un air sérieux et s’approche de la blessure. Après quelques instants, elle pince les lèvres et fait signe à ses interlocutrices d’entrer.
Elle fait asseoir Bia sur l’unique couche du logement, qui en occupe d’ailleurs presque la moitié de la surface et fait face au mur où sont entreposés des récipients contenant de très nombreuses plantes. Paola prend une bûche pour soulever la jambe de la capitaine et commence lentement à défaire le bandage qui entoure son tibia.
Elle garde un visage concentré alors qu’elle détaille la blessure. Elle commence à poser des questions tout en observant l’apparence de la peau et de la cicatrice. « De quand date cette blessure ? Qu’est-ce qui l’a causée ? Qu’y avez-vous appliqué depuis ? »
Bia semble partagée entre l’envie de regarder de plus près et le besoin de détourner les yeux, puis égraine les informations importantes. « Il y a deux jours, je me suis pris un coup de sabot par un cheval. Katerin m’a remis les os en place comme elle a pu avant de cautériser la plaie. Hier soir, j’ai mis un baume de consoude pour limiter les risques d’infection. »
La guérisseuse hoche la tête puis commence lentement à palper la jambe, essayant de sentir la position des os. Bia crispe sa mâchoire et ses mains pour ne pas crier, au point que ses phalanges deviennent blanches. Paola établit alors un diagnostic, l’air grave. « Bon. Les os sont effectivement plutôt bien remis en place, et la consoude d’hier vous a probablement sauvée de la gangrène, mais… » Elle cherche une formulation délicate. « Mais ce cheval ne vous a vraiment pas ratée. Disons que quand on palpe la jambe, par exemple là… » Elle appuie légèrement sur un point à droite du mollet, Bia laisse échapper un cri de douleur. « On sent qu’il y a des bouts d’os. Des brisures, qui sont un peu n’importe où dans votre jambe. »
Elle regarde la capitaine droit dans les yeux, pour voir si elle comprend ce que cela signifie. Puis elle le formule tout haut, presque pour elle-même. « En l’état, il y a très peu de chances que la jambe guérisse un jour. Les muscles vont essayer de se reconstruire autour de ces bouts d’os, mais le moindre effort va tout déchirer. » La guérisseuse prend une grande inspiration. « Si vous voulez avoir une chance de guérir pour de bon, il va falloir les enlever. C’est-à-dire rouvrir la blessure.»
La ménestrelle réagit, la voix inquiète, avant que Bia n’ait eu le temps de digérer l’information. « Vous êtes sûre qu’il n’y a pas d’autres moyens ? Ça ne va pas…finir par sortir de soi-même ? »
La guérisseuse a le regard lointain pendant un instant, puis soupire légèrement. « En toute honnêteté…je ne suis sûre de rien. Je ne suis pas chirurgienne, je soigne les maladies, habituellement, pas les blessures. C’est juste que dans le doute, je préfère ne pas prendre de risque. » Elle essaie de prendre un voix rassurante. « Bon, et ne vous inquiétez pas, je connais des plantes qui pourront diminuer la douleur, et d’autres qui empêcheront une infection. »
Elle cherche le regard de la capitaine, qui est visiblement hésitante. Raul et Katerin finissent par s’agenouiller à côté de leur capitaine. « Cap’, ressaisis toi. C’est un sale moment à passer, c’est sûr, mais d’habitude tu ne rechignerais pas une seconde. Les derniers jours nous ont toutes bien secouées, mais justement, ça me paraît un bon moyen de passer à autre chose… » « Katerin a raison, Bia. On a besoin d’toi opérationnelle pour repartir…du bon pied. »
Bia les regarde l’une après l’autre, puis finit par hocher lentement la tête en serrant les dents. La guérisseuse se relève alors aussitôt pour sélectionner plusieurs plantes, parlant rapidement le dos tourné. « Alors on va faire ça au plus vite. J’ai besoin que l’une de vous deux démarre un feu, juste en dessous de la maison, pour pouvoir y faire bouillir quelques onguents. L’autre peut m’aider en allant découper une demi-douzaine de branches du buisson gris-bleuté juste à droite en sortant. Pas celles qui sont sèches, et si possible pas non plus celles qui portent les fleurs. »
Tout le monde s’active pendant que Bia se concentre et se prépare mentalement. Assez vite, Paola lui donne quelques feuilles à mâcher, et à étaler autour de la plaie ensuite. Très vite, Bia sent sa tête s’alourdir et perd le fil de ce qui se passe autour d’elle. Une fois tous les ingrédients rassemblés et les onguents préparés, la guérisseuse met les deux autres dehors, demandant de l’espace.
La ménestrelle et l’ex-marin se retrouvent alors à la porte, et décident tacitement de remonter un peu la pente pour s’éloigner de la cabane. Le gargouillement du ruisseau, les chants des oiseaux et le bourdonnement des insectes volants couvrent vite les gémissements de douleur de leur capitaine, qui eux-mêmes diminuent en intensité progressivement. Les deux se regardent, ne sachant pas trop quoi faire ou quoi dire, ni combien de temps cela va prendre.
C’est Raul qui finit par briser leur silence. « Qu’est-ce que ça va être, la suite, selon toi ? Bia parlait d’en savoir plus sur l’manoir, mais j’pense pas qu’on soit prêtes à y r’tourner dans les prochains jours. Et j’ai pas trop envie de passer des interrogatoires aux villageoises. »
Katerin réfléchit un instant. « Je ne pense pas que ça devienne forcément des interrogatoires, il y aura probablement des gens qui voudront nous raconter les rumeurs et légendes qui tournent autour de Nervine. Et certaines seront peut-être prêtes à nous aider si elles savent ce qu’on cherche. » Elle hausse les épaules, nonchalamment. « Et puis on verra bien, si on leur rend service ou leur offre quelque chose, j’espère qu’on sera pas trop mal accueillies. »
L’ex-marin la regarde avec l’air sceptique puis détourne le regard vers le sous-bois qui les entoure. Après un moment qui leur paraît durer longtemps, la guérisseuse sort de sa cabane, l’air concentrée. Elle se dirige vers Katerin et Raul.
« Bon, c’était pas joli joli, mais normalement ça devrait aller pour votre camarade. Il va lui falloir quelques jours de repos complets, le temps que ça cicatrise, puis encore au moins une semaine avant de remettre du poids sur la jambe. »
Ses interlocutrices poussent en même temps un soupir de soulagement. « Merci beaucoup Paola…est-ce qu’on peut faire quelque chose pour vous revaloir ce que vous avez fait ? »
La guérisseuse les regarde quelques temps en fronçant les sourcils avec inquiétude. Elle répond avec l’air absent. « Probablement, oui. » Elle laisse planer un silence. « Mais pour commencer, j’ai une question à vous poser. Avez-vous vu la tache sur la jambe de votre camarade ? »
Raul et Katerin se regardent, surprises. Les deux secouent lentement la tête en haussant les épaules. Paola continue alors. « Probablement pas étonnant, avec le sang qui devait couvrir tout ça sur le moment. Je vais vous montrer. » Elle les amène à l’intérieur. Bia est allongée sur le lit, endormie d’épuisement. Sa jambe est entourée d’un cataplasme dont l’odeur forte emplit la pièce.
« Regardez, juste en dessous du bandage. » Paola pointe à un endroit précis. Les deux autres s’avancent lentement, craignant ce qu’elles vont voir. Il leur faut quelque temps pour distinguer où s’arrête la blessure et l’inflammation, mais elles finissent par voir ce qu’on leur montre. Juste au dessus de la cheville de leur capitaine, quelques taches noires font comme des éclaboussures. Des taches noires striées de nervures plus foncées encore, où la peau semble durcie. Où la peau ne ressemble plus à de la peau.
Leur réaction est immédiate. Elles se redressent d’un coup l’air paniquée et se regardent. « Alexis… » « Et Anthelme, le truc noir poisseux. »
La guérisseuse les regarde, attendant des explications. C’est Katerin qui les fournit. « On était cinq, avant d’arriver au manoir. Anthelme était notre cheval, et il est mort alors qu’on descendait dans la vallée de Nervine, rendu fou par une espèce de substance noirâtre dégoulinante. » Quand la ménestrelle fait mine de se perdre dans des mauvais souvenirs, Paola lui fait signe de continuer. « Et Alexis, lui, a une tache semblable, mais bien plus grande, sur deux doigts, l’annulaire et l’auriculaire de la main droite je crois. Il est resté avec Ivan. »
Une expression complexe passe sur le visage de Paola à la mention du clerc. « C’est lui qui vous a dit de venir ici, je suppose ? Ivan, je veux dire. »
Katerin répond avec prudence. « Pas seulement. On a passé la nuit chez deux fermières, Joquie et Mark, et elles nous avaient dit la même chose. C’est Mark qui nous a accompagnées chez Ivan, pour qu’on se présente. On avait cru comprendre qu’il avait une position assez…centrale ? »
Paola adoucit consciemment l’expression de son visage. « On peut dire ça. Les assemblées du village se tiennent dans la salle de culte, alors il est responsable de l’organisation de pas mal de choses, de fait. Après, pour certaines habitantes des Brantes il a… » Elle cherche ses mots. « Il a une influence plus directe. »
« Vous voulez dire pour les personnes suivant le culte ? » Katerin ne cache pas sa curiosité.
Paola fait un signe de main qui pourrait être interprété comme un signe d’impuissance. « On peut dire ça, oui. » Il est clair qu’elle n’en dira pas plus pour le moment. Elle retourne à leur sujet de conversation précédent. « La tache sur la main de votre compagnon…Alexis, c’est ça ? Je suppose qu’elle ressemble à celles-ci ? » Elle pointe vers Bia.
Les deux autres hochent la tête. La ménestrelle complète. « Elle est apparue juste après qu’Alexis touche la tête d’Anthelme, ou plutôt le liquide poisseux qui la recouvrait. On pense qu’elle n’a pas grandi depuis, mais il a perdu l’usage de ses deux doigts. » Elle lève sa main droite en faisant mine de ne pas pouvoir bouger son auriculaire ou son annulaire. « Je crois qu’il n’a plus aucune sensation dedans, non plus. »
Un silence s’ensuit pendant lequel Raul et Katerin attendent que Paola finissent de réfléchir à ce qu’elles viennent de lui dire. Elles ne savent pas trop quoi penser des taches sur la jambe de leur capitaine. Cela semble bien peu comparé au reste de sa blessure, mais symboliquement ça les met très mal à l’aise.
Voyant que la guérisseuse est perdue dans ses pensées, Raul finit par poser la question qui tourne dans sa tête depuis tout à l’heure. « Vous avez d’jà vu des taches comme ça avant, non ? »
Paola est prise au dépourvu par la question et reste silencieuse un instant, observant l’ex-marin et son air sérieux. Puis elle répond lentement, pesant ses mots. « Oui, je ne vais pas vous le cacher. Je peux même vous en dire plus…je voudrais vous montrer quelque chose, mais j’aimerais que vous répondiez à deux questions d’abord. » Elle enchaîne avant que ses interlocutrices n’aient le temps d’essayer de deviner ce que vont être ses questions. « Qu’est-ce qui vous a amené au manoir ? Qu’est-ce que vous y avez vu ? »
Par réflexe, Katerin et Raul se tournent vers leur capitaine, mais celle-ci est toujours endormie. Alors elles se regardent un instant, puis se lèvent et sortent de l’abri, faisant signe à Paola de les suivre. C’est Katerin qui répond, presque à voix basse comme si elle se sentait observée. « Ça n’sert à rien de vous le cacher. Nous quatre, avec Alexis, on a été mandatées pas Bois-d’or pour enquêter. Sur la Folie Pourpre. »
La guérisseuse hoche tristement la tête, montrant qu’elle s’attendait à cette réponse. La ménestrelle continue. « On a été dans les différentes villes déjà touchées, et en regardant les dates où les Folies se sont déclenchées, on a vu qu’Érache avait été la première. Et puis en faisant un peu plus de recherches, on a entendu parler de ce manoir…qui a une sacrée réputation. Alors on y est allées. »
Elle respire lentement avant de poursuivre. « Quant à ce qu’on y a trouvé…déjà je préfère attendre que Bia et Alexis soit avec nous pour en parler. Et puis surtout… » Elle a un air très pensif. « On n’est pas sûres nous mêmes de ce qu’on a trouvé. »
La guérisseuse hoche la tête, pour le moment satisfaite de ce début de réponse. Elle pointe une direction où la forêt est plus dense, à l’opposé du centre du village, et saisit un long bâton de marche. « Alors je vais vous montrer quelque chose, par là. »
Les deux compagnons se regardent un instant, hésitantes à laisser leur capitaine seule dans son état. Paola récupère alors, du côté de sa cabane, un panneau de bois qu’elle place en travers de l’ouverture de la porte. « Je le mets la nuit pour éviter que des animaux viennent fouiner à l’intérieur. Votre camarade est en sécurité, ne vous inquiétez pas. » Katerin ramasse alors quelques bouts de bois secs pour faire une sorte de flèche par terre indiquant qu’elles sont parties, au cas où Bia se réveilleraient avant leur retour, puis les deux suivent leur guide.
Elles s’enfoncent, suivant le petit ruisseau, en contrebas du village. La végétation devient plus dense, et la guérisseuse se baisse parfois pour inspecter des buissons et récolter des fleurs ou fruits. Le chant des oiseaux qui s’appellent et se répondent accompagnent leur chemin, jusqu’à ce qu’elles commencent à entendre le sifflement d’une petite cascade.
Paola ralentit alors l’allure, leur faisant signe de l’imiter. Elle s’arrête tout à fait et leur montre le cours d’eau où se jette le ruisseau qu’elles ont suivi jusque là. Une famille de chevreuils est en train de s’y désaltérer, un des adultes fixant les nouvelles venues avec inquiétude, se tenant prêt à décamper au moindre geste brusque. Après quelques minutes, la famille repart tranquillement, et Paola fait signe aux autres de s’approcher.
« Si elles buvaient ici, c’est qu’il n’y a pas de danger autour. Je vais pouvoir vous montrer quelque chose. » Elle se dirige un tout petit peu en amont, près d’un petite cascade. L’ex-marin et la ménestrelle la suivent, et devinent très vite ce vers quoi elle se dirige. Au pied d’un arbre, entre des racines apparentes, a été réalisé un petit cairn, probablement avec des galets de la rivière. La mousse n’a pas encore commencé à le recouvrir, mais Paola prend le temps d’enlever les quelques feuilles mortes qui s’entassent contre lui. Elle reste ensuite silencieuse une minute, avant de s’asseoir en tailleur à côté.
« C’est ici que je l’ai vue pour la première fois. Une bête féroce. » Elle ferme les yeux et fait des efforts douloureux pour se remémorer la scène. « La moitié de son corps était couverte d’une sorte de brûlure noirâtre, mais même avant de voir ça son comportement m’a tout de suite paru anormal. J’ai d’abord cru qu’il était enragé. » Elle soupire longuement, toujours les yeux fermés. « C’est quand il s’est jeté sur Dom que j’ai vu que c’était beaucoup plus grave que ça. Il y a beaucoup d’animaux qui passent ici, dont des prédateurs, forcément. La plupart du temps, ils ne s’intéressent pas à moi, et au pire avec un petit coup de bâton je leur montre que je n’en vaux pas la peine. Mais ce jour-là, ça n’a pas été si simple. »
Elle rouvre les yeux et regarde ses interlocutrices. « Cette bête a foncé sur nous presque aussitôt qu’on l’a vue, et je n’ai rien pu faire pour la repousser. Elle m’a bondi dessus pour me plaquer au sol, et le temps que je reprenne mes esprits et me relève, elle était en train d’emporter le corps du garçon. » Ses yeux s’embuent alors qu’elle revit cette journée horrible. « Elle l’a égorgé sur place, et en essayant de la suivre j’ai retrouvé… » Sa voix se brise, elle renifle et continue. « J’ai retrouvé la tête de Dom. Au milieu d’une mare de sang. » Elle respire difficilement. « Je me suis évanouie sur le coup, quand je me suis réveillée il faisait déjà nuit. Alors je suis revenue ici avec…ce qu’il restait du garçon…et j’ai passé le reste de la nuit à l’enterrer. »
Elle caresse lentement les pierres placées en pyramide. Quelques larmes coulent le long de ses joues. « C’est quand j’ai fini et que j’ai voulu boire au ruisseau que j’ai réalisé que j’étais blessée moi aussi. »
Elle sèche ses larmes avec sa manche puis se lève et appuie son bâton contre l’arbre au pied duquel elle a enterré son compagnon. Elle enlève les sacoches qu’elle porte en bandoulière et à la taille et les tend à Raul et Katerin. Puis elle ôte lentement sa tunique. Juste au dessus de sa poitrine et jusqu’à la base de son cou, légèrement excentrée vers sa gauche, une tache noire, nervurée, large comme presque deux fois la paume de sa main, se présente comme un sombre souvenir de cette journée.
Paola reste ainsi devant elles en continuant de raconter. « Quand je me suis penchée sur le ruisseau, j’ai d’abord senti quelque chose de très étrange. Puis j’ai vu mon reflet, et cette…tache. » Elle pointe vers son buste. « Comme vous l’avez dit tout à l’heure, je n’ai plus aucune sensation à cet endroit. C’est ça que j’ai senti d’étrange. Ne rien sentir. » Elle repasse sa chemise et récupère ses affaires. Elle soupire un grand coup pour reprendre un air plus serein. « Je ne sais pas ce qui a fait ça. J’ai tout de suite eu peur que ça ne s’étende, mais ça n’a pas bougé depuis ce jour. C’est juste là, figé dans ma peau comme dans ma mémoire. »
Katerin et Raul restent quelques temps sous le choc. Aucune des deux n’avait vraiment eu le temps ni le courage d’observer la blessure d’Anthelme, et Alexis ne leur avait pas particulièrement montré la sienne. Elles réalisent soudainement à quel point la chose paraît irréelle. L’image de cette tache sombre, dont la frontière avec la peau saine est soudaine, comme si c’était un bout de métal soudé de force par dessus, s’imprime dans leur mémoire, prête à hanter leurs nuits.
La guérisseuse secoue la tête avec tristesse. « Dom était mon apprenti, cela faisait quelques années qu’on travaillait ensemble… Je n’ai pas revu la bête depuis, mais certains événements me font penser qu’elle n’est pas partie bien loin. »
Le ton mystérieux sur lequel elle dit cela laisse Katerin perplexe, mais Raul réagit aussitôt. « Certains événements ? Elle aurait pas bouffé du bétail ? » Paola est prise au dépourvue alors l’ex-marin poursuit. « C’matin la capitaine, c’t-à-dire Bia, a trouvé une poule morte chez Joquie et Mark. Elle m’a dit après qu’c’était pas un renard qu’était responsable. Sur l’coup j’ai pas compris mais avec votre bête ça f’rait sens. »
La guérisseuse fronce les sourcils quelques temps en hochant la tête. Elle répond sur un ton pensif et inquiet. « Encore chez elles ? Je crois bien que c’est pas la première fois, ni la deuxième. Je serai curieuse de savoir exactement ce qu’a vu votre camarade. » Elle s’appuie sur son bâton, prête à partir. « Je pense qu’elle devrait bientôt se réveiller, alors je propose qu’on retourne chez moi. »
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