Contenu sensible : N/A
Ivan propose une chaise à Alexis, après avoir partagé avec lui un geste rituel rapide. « Cela fait bien longtemps que je n’avais pas eu l’occasion de parler avec un confrère formé officiellement. Les Brantes sont un charmant village, mais nous ne sommes pas un lieu de pèlerinage…ni une étape de voyage courante, depuis que le manoir de Nervine est à l’abandon. » Quand il poursuit, dans ses yeux brillent une curiosité aigüe, mais il garde un ton calme. « D’ailleurs, avez-vous la possibilité de me dire ce qui vous amenées là-bas ? »
Alexis s’assoie face à son hôte et porte un air fatigué, épuisé. Malgré tout, il prend la peine de choisir ce qu’il va dire. « Je peux vous le dire, à condition que vous nous laissiez décider à qui d’autre nous partageons ces informations. Nous ferons probablement une annonce plus officielle lors de l’assemblée du village. » Son interlocuteur hoche respectueusement la tête, patiemment. L’acolyte rassemble donc ses pensées.
« Nous sommes envoyées en mission officielle depuis Bois d’Or, suite aux épisodes de Folie Pourpre qui ont eu lieu dans plusieurs villes. Chacune d’entre nous à vécu une Folie, de l’extérieur. » Ivan le regarde d’un air curieux pendant qu’il reprend sa respiration. Alexis s’en rend compte et clarifie. « C’est-à-dire que nous n’étions pas affectées, que nous sommes restées en contrôle de nos actions. »
Devant le regard encore plus surpris du religieux, Alexis réalise que les informations qu’il a reçues jusqu’ici doivent être de seconde main, et incomplètes. « Il est vrai que vu d’ici, ce qui se passe dans une Folie ne doit pas être tout à fait évident. » Qui pourrait raconter les pleurs les cris les hurlements de peur de joie de Folie ? Les yeux d’Alexis s’assombrissent un instant, et Ivan lui laisse le temps dont il a besoin. Quand leurs regards se croisent à nouveau, le responsable spirituel des Brantes prend une chaise et s’installe face à Alexis.
« Si tu as besoin de parler sans que je t’interrompe, mon neveu, fais-le. Je ne pourrais pas t’apporter des réponses que je n’ai pas, mais je peux t’accorder un peu de la sérénité dont tu sembles avoir besoin. » Il attend quelques instants, puis Alexis hoche lentement la tête et soupire.
« Il y a…beaucoup de choses sur lesquelles je ne sais pas mettre de mots. Beaucoup d’images que je ne saurai pas décrire. » Ses lèvres tremblent légèrement, alors que l’émotion manque de briser sa voix. « Les Folies sont plus complexes que tout ce que vous avez pu en entendre, plus complexes aussi que ce que je vais réussir à vous raconter, mais je vais faire de mon mieux. »
Il prend une grande respiration et raconte, immobile sur sa chaise, le regard fixé droit en face de lui, parfois même les yeux fermés. Il raconte l’inquiétude dans Bois-d’Or quand certaines villes proches ont été touchées, l’incertitude et la peur causées par les histoires racontées par certaines survivantes. Il raconte le jour que rien de particulier n’a annoncé, et qui pourtant a mis la ville à feu et à sang en quelques heures. Il décrit, avec réticence, les processions de personnes folles, possédées, détruisant tout ce qu’elles voulaient, mais pas tout ce qu’elles croisaient, sans logique, sans raison. Il raconte, avec des mots qui n’ont pas été créés pour, tout le paradoxe et l’horreur d’une violence joyeuse et chantante, d’une procession ni religieuse ni coordonnée.
Il essaie de mettre dans des phrases construites le récit du chaos le plus total, de l’arbitraire devenu seul maître d’une ville, pendant plusieurs jours. Et enfin, il raconte le regard de celles qui ont été désignées par la force des choses comme témoins impuissants, devant porter le poids de tout cet événement alors que les autres se réveillèrent sans le moindre souvenir.
Un silence suit le long récit, entrecoupé des bruits venant de l’extérieur, du village. Ivan laisse plusieurs minutes à son visiteur pour se reconnecter au présent, tout en essayant vainement de se rendre compte de l’ampleur de ces événements. Puis il se lève lentement, va chercher un livre sur la table au coin de la grande pièce et revient s’asseoir.
« Je ne peux pas te donner des explications que je n’ai pas, Alexis. Toi et tes compagnons êtes les personnes qui en savent le plus sur tout ça, à l’heure actuelle. » Il ouvre le livre à une page bien précise et prend une grande inspiration, plaçant sa voix avec précaution quand il lit les lignes manuscrites serrées.
« Car Il dort depuis qu’Il a créé, et c’est de Son sommeil que nous vivons, car le jour où Il se réveillera, Il balaiera tout cela d’un revers de Sa main et nous ne serons plus car le monde ne sera plus. » La prière rituelle, partagée par tant de cultes différents, a un effet apaisant sur Alexis. Puis il sursaute à moitié quand il reprend ses esprits et voit le livre que tient son hôte.
« Vous avez un exemplaire du livre des Pélerunes ? Ici ? » Ivan le regarde d’un air curieux. « En pourrait-il être autrement ? »
« C’est que…dans les villes, chaque temple n’en a qu’un, finement ouvragé et précieusement relié. Alors je n’avais jamais pensé qu’il en existait des exemplaires si…simples. » L’acolyte poursuit. « Je ne voulais pas vous offenser, bien sûr. C’est juste que les Pélerunes ont été assez présentes dans mon esprit ces derniers temps, alors être de nouveau face à une de leurs traductions est…émouvant. »
Ivan le regarde un instant sans rien dire, avec un air où se mêle la curiosité et l’hésitation. Puis quelque chose semble le décider et il répond discrètement, presque comme un murmure. « Puis-je en déduire que tu as toi aussi le sentiment que certaines des prophéties parlent de la Folie Pourpre ? »
Ivan esquisse un sourire quand une expression de surprise totale se fige sur le visage de son jeune interlocuteur. Avant qu’Alexis n’ait le temps de trouver quoi répondre, Ivan complète. « Ce serait fascinant que nous puissions en parler ensemble. Si cela te convient. » Il jette un œil au dehors d’un air soudainement désolé. « Juste…pas immédiatement. Quelqu’un doit venir ce matin, elle devrait arriver bientôt. » Il se lève sans précipitation et pointe en direction du coin de la pièce. « Tu peux rester, si tu le souhaites, tu peux même t’installer à cette table, si tu veux lire et te recueillir. Nous ne parlerons pas trop fort. »
Alexis hoche la tête, encore sous le choc de l’allusion aux prophéties des Pélerunes, et se lève à son tour, portant sa chaise jusqu’à la table. Il a tout juste le temps de décider de lire des parchemins récupérés au manoir plutôt que des écrits religieux avant qu’une personne ne passe effectivement le rideau d’entrée de la salle. Un rapide coup d’œil lui permet de savoir qu’il s’agit d’Andrée, la charpentière des Brantes, déjà mentionnée par Ivan quelques temps plus tôt.
La conversation entre le religieux et la charpentière commence aussitôt à voix assez basse, et elles semblent reprendre un sujet déjà familier car Alexis ne comprend pas leurs premiers échanges. Il se concentre alors sur les parchemins abîmés qu’il sort de son sac et se perd dans le déchiffrement de leur écriture partiellement effacée.
La plupart des parchemins semblent s’intéresser à la gestion du manoir, que ce soit sous la forme de reconnaissances de dettes ou de listes effectuées par les intendantes du lieu. Les pensées de l’acolyte tendent à dériver sur les événements passés, cherchant à faire sens parmi toutes les épreuves que ces derniers jours ont apportées. Sa main qui tient le parchemin va parfois jusqu’à tomber sur le bureau devant lui, ses yeux fixant sans le voir le mur en face, alors que les souvenirs remontent.
« Sur le monde se répand Le réveil de l’inconscient. Il émet dans les esprits Mille graines de Folie.
Une fois brisé le sceau, L’arrivée de l’Enfermé Dérangé dans son repos, Va soulever nos cités.
Appelée par nos actions, La folie de l’Endormi Qui libère nos pulsions, Éteindra toutes nos vies. »
La proximité entre ces quelques vers ambigus et les horreurs de la Folie Pourpre continue de heurter Alexis. Les questions qui se bousculent dans son crâne sont dominées par deux d’entre elles, insistantes, hypnotisantes. Est-ce que ses compagnons et lui ont raison, au sujet de la tache ? Et qu’est-ce qui avait affecté Bia et Anthelme quand elles se sont approchées du manoir ?
La tache, déjà. Elles avaient trouvé une interprétation évidente, mais pas d’explication, ni sur sa présence ni quant à sa nature. Les yeux d’Alexis s’assombrissent alors qu’il se heurte à ce même obstacle que bien des fois depuis l’instant où il a vu les premières processions de Folie incendier Bois-d’Or. Peut-on expliquer une telle chose ?
Bia et Anthelme. Les flashs violets et le liquide poisseux. Alexis lève devant lui sa main droite, où deux doigts sont toujours pétrifiés. Il la fait tourner lentement devant ses yeux, suivant les sinuosités du réseau de nervures sombres qui se dessinent. Un instant, il imagine les voir bouger, fluctuer, comme les filaments que projetait la tache. Mais dès qu’il cligne des yeux et rapproche sa main, cette impression disparaît.
L’acolyte secoue la tête pour tenter de chasser toutes ces pensées mais il sent bien qu’elles ne font que se tapir au fond de son esprit. Alors il se concentre avec vigueur sur la lecture des parchemins pour endormir ses questions.
Au milieu d’un fastidieux inventaire immobilier écrit serré et presque comme négligemment ou alors dans la précipitation, une ligne attire son regard. « Une table de dimension une toise par deux pieds, commandée à la charpentière des Brantes. Placée à l’étage. »
Alexis lève lentement les yeux en prenant une grande inspiration. La table. La table ce n’est pas la carte, ce n’est pas les chandeliers, ni bien sûr les flashs violets. Mais c’est tout de même la table sur laquelle tout ceci est posé, et qui a survécu sans une égratignure à la décrépitude totale du manoir. Impulsivement, il tend l’oreille vers la conversation de son hôte.
Ivan a l’air sombre et autoritaire, en contraste total avec sa bienveillance précédente. « L’approche de la fin est certaine, mais ne justifie pas ces mesures, Andrée. »
La charpentière lui rend un regard tout aussi perçant, accentué par sa carrure de travailleuse manuelle, mais son expression semble partagée entre la colère et le respect. « Mais mon oncle, la limite est toute proche, il est peut-être encore temps ! » Elle détourne le regard et murmure. « Peut-être… » Son regard rencontre celui d’Alexis, qui sursaute légèrement. Il se lève rapidement et fait un salut religieux. La charpentière lui rend son signe puis retourne son regard vers Ivan.
« Votre hôte partage-t-il votre avis sur la question ? »
Ivan soupire et crispe visiblement les dents. « Nous n’en avons pas encore parlé. Lui et ses camarades viennent d’arriver, elles se reposent aujourd’hui. »
Andrée l’observe quelques temps puis se rapproche lentement de l’acolyte, avec un regard qui se veut bienveillant. « Bonjour, mon oncle. D’où venez-vous et qu’est-ce qui vous amène aux Brantes ? »
Les yeux d’Alexis oscillent quelques temps entre le religieux et la charpentière. Ivan le regarde avec le même air sombre que celui qu’il dirigeait vers Andrée, tandis que celle-ci semble méfiante même si elle essaie de ne pas le montrer.
« Je…mes compagnons et moi-même venons de Bois-d’Or. Vous savez peut-être qu’un triste événement y a eu lieu récemment. Nous sommes partis…en quête de réponses. »
Un léger flottement suit sa réponse, le temps que la charpentière cherche une réponse appropriée. Pendant ce temps, Alexis la regarde attentivement, essayant de décider si Bia lui ferait confiance. La lueur de force et de curiosité qui brille dans ses yeux n’est pas sans rappeler Ivan, même si elle est teintée d’une fatigue qui ne s’explique pas au premier abord. Elle reprend alors la parole.
« Je suppose que vous cherchez vous aussi à comprendre la Folie. Plusieurs d’entre nous, au village, cherchent la même chose, avec l’aide de notre oncle Ivan. »
Une expression gênée passe sur le visage du responsable du culte, qui précise les propos d’Andrée à Alexis. « Nous cherchons des réponses dans les textes sacrés. Nous ne sommes pas exégètes, mais le fait d’essayer de comprendre ce que les textes anciens peuvent nous dire de notre situation actuelle nous donne le sentiment de faire quelque chose d’utile, malgré notre impuissance. »
« Nous pensons même que nous ne sommes peut-être pas si impuissantes. » La voix d’Andrée est ferme. Ivan se rapproche doucement de ses deux visiteuses, visiblement sur le qui-vive quant à ce que va dire la charpentière ensuite. Alexis balbutie, trop surpris pour prendre en compte le dernier échange.
« Par les textes sacrés, vous…vous voulez dire les Pélerunes ? »
« Oui. » Le clerc répond en soupirant, visiblement réticent, et est interrompu par la charpentière, les yeux flamboyants. « Vous connaissez bien les Pélerunes, vous aussi ? Ah mais suis-je bête, c’est évident, vous qui êtes un acolyte. Ce livre est pour nous laïques un grand mystère, mais vous en êtes forcément bien plus familier. »
Alexis est surpris par l’intérêt soudain d’Andrée, tiraillé entre partager son enthousiasme et s’interroger sur l’apparente réserve d’Ivan. « J’ai effectivement dû me familiariser avec les prophéties, mais je suis surpris de l’intérêt que vous y portez, même si… »
Ivan lui coupe sèchement la parole en fixant Andrée. « En effet, le livre des Pélerunes est très difficile à comprendre et à interpréter, même pour nous qui l’étudions depuis très longtemps. Il est impénétrable, tenter d’interpréter son contenu avec une seule traduction est voué à l’échec. »
Alexis voit la charpentière se tourner immédiatement vers le clerc et lui jeter un regard lourd d’émotions contradictoires. Colère, respect, supplication, effronterie et rage y semblent mêlées. Alexis ne comprend ni le revirement du clerc qui lui affirmait tout à l’heure porter un grand intérêt aux prophéties, ni la fermeté avec laquelle il l’assène. Celui-ci rend son regard à la charpentière, mêlant de son côté l’inquiétude et l’autorité.
Après un court moment de tensoin qui paraît très long à Alexis, Andrée finit par soupirer et baisser légèrement la tête, contrôlant son animosité. Il semble à l’acolyte l’entendre murmurer un « pardon… » sans savoir à qui elle l’adresse, avant de se tourner vers lui à nouveau.
« Bon, je ne voudrais pas vous déranger plus longtemps, et j’ai un tronc à finir d’équarrir. » Elle hésite un instant, jetant un regard à Ivan, avant d’ajouter. « Je suppose qu’une assemblée aura lieu suite à votre arrivée. Nous nous y reverrons j’espère. »
Elle part alors d’un pas décidé et fait fouetter le rideau en sortant, tandis qu’Ivan la regarde s’en aller. Puis il se retourne vers Alexis l’air désolé. « Je suis navré d’avoir eu ce ton ferme. Plusieurs des villageoises se sont mises en tête de trouver la réponse à toutes leurs questions grâce aux prophéties des Pélerunes, et j’ai beau leur dire que l’interprétation des textes sacrés n’était pas censée être de la divination, j’ai peur qu’il ne soit trop tard pour les faire changer d’avis. »
Alexis hoche lentement la tête, essayant de faire le point ce qu’il vient de se passer. Puis il fronce un instant les sourcils. « Mais…je suppose que c’est tout de même vous qui leur avez donné accès au livre des Pélerunes, non ? »
Ivan soupire un grand coup. « Oui. » Il prend une chaise et s’assoie, l’air fatigué. « Certaines villageoises se rassemblent ici en plus des offices pour parler de religion. Cela m’a toujours paru plutôt sain, chercher à comprendre et parler de ce que l’on vit. J’ai eu l’occasion de leur parle des Pélerunes à plusieurs reprises, elles s’y sont intéressées, et comme je suis passionné par l’interprétation de ces textes, j’ai été heureux de partager ce que je savais. Mais c’est allé plus loin que je ne pensais… »
La voix du clerc s’arrête sur un soupir et ses yeux se perdent devant lui. Alexis finit par comprendre qu’il n’en dira pas plus. Il décide aussi de garder dans un coin de son esprit le parchemin d’inventaire qu’il lisait, et change de sujet.
« Bon, sinon, avez-vous eu l’occasion de voir des manifestations de la Folie dans les environs ? Le manoir de Nervine n’est pas si loin après tout. »
Le clerc réfléchit quelques temps. « Pas franchement. » Il ment ou a des doutes, Alexis le voit bien. Mais Ivan se tourne soudainement vers lui, comme si la deuxième moitié de sa question venait seulement de lui arriver. « Il y a un lien entre Nervine et la Folie ? Pourtant…le manoir est abandonné depuis bien plus longtemps ? C’est vrai que vous l’avez sous-entendu en arrivant… »
Alexis se force à être un peu méfiant. « Nous ne sommes pas sûres. Nous savons simplement que la Folie semble s’être propagée assez uniformément, comme si elle venait d’un endroit précis. Et…cet épicentre, disons, pourrait être aux alentours du manoir. C’est en grande partie pour cela que nous sommes venues ici. » Il tait pour l’instant leur passage au manoir, car la facette que le clerc a montré pendant la discussion avec Andrée l’inquiète, sans compter son mensonge récent.
Soudain, ils entendent un grand fracas venant de dehors, secouant légèrement les murs. Le tonnerre roule entre les collines environnantes, annonçant une pluie prochaine. Alexis a un frisson de froid et se frotte les bras par réflexe. Le regard d’Ivan se pose sur l’auriculaire et l’annulaire pétrifiés, les sourcils haussés.
L’acolyte a d’abord le réflexe de cacher sa main, puis la ressort en marmonnant une excuse. Il la tend alors vers Ivan. « Avez-vous déjà vu quelque chose de semblable ? »
Ivan s’en approche et, après avoir demandé la permission du regard, touche la peau pétrifiée et regarde les doigts avec attention. Il retire ensuite sa main et reste quelques temps pensifs. « Je ne vais pas le cacher, oui j’ai déjà vu une telle marque. » Il fait une mine complexe avec ses lèvres. « Simplement…pas sur un humain. »
La pluie finit enfin par commencer à tomber, alors qu’un courant d’air froid entre dans la pièce et que le soleil s’assombrit complètement. Le clerc sort alors de ses pensées et se lève.
« Vous voudrez peut-être rentrer avant que la pluie ne grossisse trop. » Il hésite un instant, puis respire un grand coup et son air serein et confiant revient enfin sur son visage. « Je suis désolé de mon attitude, la discussion que j’ai eu avec Andrée a été assez tendue. J’espère qu’elle ne t’a pas empêché de te reposer, d’ailleurs. »
Il tend la main vers Alexis. « Je serais très heureux qu’on reprenne notre conversation sur les Pélerunes un autre jour. Sincèrement. » Alexis lui tend la main en retour, perturbé mais évitant de juger trop vite. Alors il s’engage sous la pluie et rentre jusqu’à la ferme de Joquie et Mark.
Katerin, Bia et Raul arrivent peu de temps après Alexis, la pluie les ayant fait rentrer elles aussi. Elles prennent le temps de raviver le feu dans l’âtre pour pouvoir sécher leurs habits humides, et les fermières les y rejoignent assez vite après avoir mis à l’abri ce qu’il fallait. La pluie tambourine contre la porte et les volets, le tonnerre craque et résonne, faisant trembler la chaumière périodiquement.
Une fois tout le monde séchées et réchauffées, Joquie propose un petit verre d’hydromel à chacune, « pour réchauffer à l’intérieur malgré l’orage. » Katerin et Raul acceptent volontiers, Alexis refuse poliment et Bia hésite un instant puis décide qu’elle est encore trop engourdie et étourdie de sa journée. Sa jambe commence à la faire souffrir à nouveau, mais le baume que Paola a appliqué rend la douleur plus distante et facile à supporter. Elle s’assoie près de la grande table et ses compagnons l’imitent.
« Bon, ça a été Alex, avec Ivan ? » La capitaine parle fort, à la fois pour dépasser le bruit de la tempête dehors et pour indiquer à Mark et Joquie qu’elle ne cherche pas à cacher cette conversation.
Alexis repasse les événements de la journée en revue. « Oui, oncle Ivan est quelqu’un de sage et généreux. Nous avons beaucoup parlé, et j’ai aussi profité d’un peu de tranquillité pour lire. »
La fermière s’installe près de la table aussi, tandis que son homme finit de ranger leurs affaires humides. « Oh, quand je suis allée au village récupérer un outil que j’avais mis à réparer, j’ai croisé la charpentière qui semblait se diriger vers chez Ivan. J’espère qu’elle ne vous a pas trop dérangé, elle est…particulière. »
« Effectivement, quand je lisais elle est venue parler avec Ivan. Nous nous sommes saluées mais nous n’avons pas beaucoup discuté. » Il marque une pause et voit que Joquie attend plus d’informations avec une certaine impatience. « Elle…j’ai le sentiment qu’Ivan et elle ont un différend, mais je n’ai pas voulu écouter leur conversation indiscrètement. Elle ne l’a pas mentionné quand elle s’est présentée et lui m’a simplement dit qu’elle organisait des sortes de groupes de paroles avec d’autres villageoises, ce qui m’a paru tout à fait louable. »
Joquie hoche lentement la tête, l’air un peu déçue de ne pas en apprendre plus. Elle se tourne alors vers Bia. « Bon, et vous, notre guérisseuse a pu vous aider, j’espère ? » La capitaine hoche la tête. « Oui, je lui dois beaucoup. » Elle s’assombrit légèrement. « Par contre, elle a été formelle, ma guérison prendra plusieurs semaines. Nous allons devoir rester ici un certain temps. »
Bia se tourne vers ses compagnons, parlant comme pour elle-même. « Nous verrons cela plus en détail lors de l’assemblée, je suppose. Elle devrait avoir lieu demain soir, si Dié n’est pas retardé. » Puis elle pose son regard sur Katerin, qui le lui rend. Après un instant, la ménestrelle fait un bref signe de tête et prend la parole.
« Paola nous a aussi parlé d’un animal qui rôderait dans la forêt près du village, depuis quelques temps au moins. Un animal dangereux apparemment. » Elle se tourne vers Joquie et Mark, qui vient de les rejoindre, et toutes deux la fixent en retour, légèrement blêmes. « Et on pense que ça pourrait être cette bête là qui mange vos poules. »
Le couple se regarde, l’air inquiet. Alexis, lui, écarquille les yeux vers Katerin alors qu’il repense à ce que lui avait dit Ivan. Puis Mark se retourne vers la ménestrelle et parle avec un ton tremblant. « Et…quel genre de bête ce s’rait ? »
Katerin et Raul se regardent un instant, creusant leur mémoire, puis haussent les épaules. « Paola ne nous a pas vraiment dit. J’imaginais une sorte de loup, mais en fait c’était juste dans ma tête. »
Raul confirme d’un hochement de tête. Les fermières laissent échapper un léger soupir. Alexis balbutie alors légèrement avant de se ressaisir. « Est-…est-ce que vous savez si cette bête est noire ? »
Devant le silence perplexe du reste des personnes présentes, Alexis pose sa main droite bien en évidence sur la table. « Je veux dire noire comme ça. » Les fermières font un signe de protection quand elles voient les doigts pétrifiés, tandis que Bia fronce légèrement les sourcils en direction de l’acolyte, comme pour le réprimer de parler de ça. Puis finalement elle acquiesce. « De ce que j’ai compris de l’histoire, oui. »
« L’oncle Ivan m’a dit qu’il avait déjà vu une blessure comme la mienne, mais sur quelque chose qui n’était pas humain. Je suppose que c’est ce qu’il voulait dire. » Alexis lève les yeux vers le couple de fermières, qui ont l’air absolument terrorisées. Elles se tiennent par la main comme pour se rassurer de l’effroi d’une bête aussi dangereuse venant régulièrement tout près pour leur manger des poules.
Joquie finit par prendre une respiration difficile. « Bon…Vous avez probablement beaucoup d’autres choses à vous raconter de vos journées…mais là c’est un peu beaucoup pour Mark et moi. » Elle se tourne vers son homme. « On va aller préparer la soupe, hein ? » Et elle conclut en direction du groupe. « Si vous voulez bien parler à voix basse, pour pas qu’on entende trop le détail… »
Alors les fermières vont chercher de quoi préparer le repas du soir et se mettent au travail. Pendant ce temps, le groupe fait le bilan de la journée, sans avoir trop besoin de baisser la voix avec la tempête dehors. La guérison de Bia, mais aussi les taches au niveau de sa blessure. L’histoire de la guérisseuse et la marque qu’elle en porte. La confrontation d’Andrée et d’Ivan, les explications incomplètes du clerc qui ont suivies. Le fait que la charpentière ait fabriqué « la table » pour le manoir. En passant, la mention du livre des Pélerunes.
Le groupe prend alors le temps, pendant que Mark et Joquie continuent de découper les légumes avec des mains légèrement tremblantes d’émotion, de réfléchir à la suite. Bia, sa jambe devenant plus douloureuse à mesure que son esprit est moins embrumé par les plantes que lui a fait manger la guérisseuse, prend la parole.
« Bon. On a appris plein de choses aujourd’hui, même si ce n’était pas prévu. Ça a soulevé plus de questions que de réponses, mais au moins on est sûres que les Brantes sont affectées par la Folie Pourpre, même s’il n’y a pas eu de Folie à proprement parler. Pour toute l’histoire d’Andrée, de la bête et tout ça, je propose qu’on attende l’assemblée pour en parler. »
Elle réfléchit un peu, son visage crispé quand sa jambe la lance. « Je propose que demain on aille voir les seules personnes dont on nous a déjà parlées, mais dont on n’a encore rien entendu, c’est-à-dire les meunières. En plus, si l’une d’entre elles a travaillé au manoir, elle pourra probablement nous apprendre des choses. »
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