Contenu sensible : horreur.
L’orage de la veille a laissé le sol trempé et de nombreuses branches sont tombées en travers du chemin vers le village. L’odeur de terre mouillée emplit l’air froid. Le ciel est très bas ce matin alors que le groupe traverse les Brantes à l’heure où les villageoises commencent à s’affairer, pour se diriger vers le moulin de Béatrice et Fine. Raoul et Katerin retirent les branches du passage pour se rendre utile, pendant que Bia sautille sur ses béquilles, essayant régulièrement de poser le pied avec un léger rictus de douleur, visiblement pressée de se dire que sa guérison avance.
Alexis les suit de près mais a un peu de mal à paraître enjoué. Les différentes histoires de la veille l’ont beaucoup travaillé cette nuit et le manque de sommeil à creusé des cernes sur son visage. Perdu dans ses pensées, il manque de rentrer dans Raoul qui soulevait le bout d’une assez longue branche pour la basculer sur le bord du chemin. Le marin le regarde l’air inquiet, puis a un sourire espiègle et l’interpelle. « Al, tu m’aiderais à soulever ça ? C’est pas léger. »
L’acolyte s’exécute, se plaçant à l’autre bout de la solide branche de chêne. Alors Raul, au lieu de se déplacer vers le bord du chemin le plus proche, se dirige vers l’autre côté, plaçant la branche en travers. Alors il fait signe à Alexis d’avancer avec lui pour rattraper le reste du groupe, une lueur rieuse dans les yeux.
« Capitaine ! Vot’ chaise à porteurs est avancée ! » Bia s’arrête net, se retourne, et devant ses grands yeux surpris Raul poursuit, prenant Katerin à partie. « Alors j’m’imagine p’t-être des trucs, mais moi hier j’ai entendu Paola, et elle a dit repos, pas vrai Kat ? »
La ménestrelle sourit légèrement à la vue de l’air décontenancé de leur capitaine. « Et bah, cap’, on n’écoute pas la guérisseuse ? » Voyant Bia commencer à lever les yeux au ciel elle surenchérit. « Tu veux pouvoir marcher à nouveau le plus tôt possible, ou pas ? »
Même Alexis s’y met, pris dans le mouvement général. « Allez, capitaine, soyez raisonnable, vous savez que vous avez rien à nous prouver, à nous. »
Bia reste un instant les sourcils froncés puis, maugréant pour la forme, accepte de s’asseoir sur la branche. Elle essaie de cacher le soupir de soulagement qu’elle pousse, d’autant que les paroles d’Alexis ont touché juste, et se tient légèrement à Alexis pour rester stable. Alors les deux porteurs improvisés soulèvent la branche et se mettent à avancer tranquillement, tandis que Katerin se charge de libérer le chemin.
L’air semble se rafraîchir un peu plus à mesure que le groupe se rapproche du moulin, et le chemin emprunte une légère pente. Assez vite, elles entendent le grondement d’un assez grand ruisseau ou d’une petite rivière. Peu de temps après, la silhouette de bâtiments au bord de cette rivière apparaît au travers des arbres. Bia lâche l’épaule d’Alexis. « Bon, merci à vous deux…c’est vrai que la pente aurait été rude. Je veux bien finir jusqu’au moulin. »
Alexis et Raul abaissent alors légèrement la branche en pliant les genoux, et la capitaine reprend ses béquilles pour suivre Katerin. Ils déposent alors la branche sur le bord du chemin et leur emboîtent le pas. Le groupe arrive ainsi au moulin alors que le vent se lève et que le bruit du ruisseau diminue puis s’arrête.
Trois petits bâtiments se tiennent au sein d’une clairière. Deux sont construits en bois, avec des toits de tavaillons, l’un avec quelques fenêtres, l’autre sans, et semblent être respectivement la maison des meunières et un entrepôt pour le grain et la farine. Le troisième bâtiment, en pierre, se tient juste à côté du ruisseau, est un peu plus haut que les deux autres, et de son flanc du côté du ruisseau sort une lourde poutre qui finit dans le moyeu d’une grande roue de bois, dont les pâles semblent usées par des années de service.
Les pâles dégoulinent abondamment, le moulin vient de servir mais la roue ne tourne plus pour le moment. Une femme sort du moulin, s’essuyant les mains sur un tablier plein de farine, et bloque la porte du moulin en position ouverte avec une cale simple. Elle aperçoit le groupe et leur fait un rapide signe de tête avant de rentrer dans le moulin à nouveau.
Le groupe n’a le temps d’avancer que de quelques mètres avant que la meunière ne ressorte, avec sa compagne, chacune chargée d’un lourd sac de farine qu’elles portent jusque dans l’entrepôt. Elles en sortent alors, toutes enfarinées, et la première que le groupe a aperçue se dirige vers elles pendant que l’autre retourne dans le moulin.
« Bonjour bonjour, vous devez être les voyageuses dont on nous a parlées. » Elle frissonne légèrement dans le vent, alors que son corps se refroidit après l’effort de transporter les lourds sacs. « Je suis Béatrice, la meunière. Et vous avez aperçu Fine, l’autre meunière et ma compagne. Je veux pas être impolie mais je vais aller chercher une veste à l’intérieur, on dirait que ça se rafraîchit. »
Sans plus attendre, elle part vers la maison, entrouvre la porte pour attraper une veste de toile assez grossière mais épaisse, la passe, en attrape une deuxième et va la poser sur la porte entrouverte du moulin. Elle revient alors vers le groupe, qui n’a pas eu le temps de réagir. « Voilà, pardon. C’est mieux maintenant. Du coup, qu’est-ce qui vous amène donc ? » Elle est de large carrure, visiblement habituée aux efforts physiques, et porte des habits simples très enfarinés. Elle paraît encore jeune quoique quelques rides commencent à se dessiner au coin de ses yeux souriants.
Comme à son habitude, Bia avance d’un pas pour répondre pour le groupe. « On est effectivement les voyageuses qui viennent d’arriver aux Brantes. Je suis Bia, et voici Raul, Katerin, et Alexis. On est hébergées chez Joquie et Mark, à l’entrée du village. » Elle pointe derrière elle avec son pouce. La meunière hoche brièvement la tête, confirmant qu’elle était au courant de tout ça. La capitaine continue, essayant d’y mettre les formes.
« On est arrivées ici dans le cadre d’une mission mandatée par Bois-d’Or. On cherche à en savoir plus sur la Folie Pourpre. » Le visage jusque là aimable de la meunière se tend à la mention de la Folie. Béatrice porte maintenant une expression presque apeurée. « Ah… »
Voyant qu’elle n’aura pas plus d’information pour le moment, Bia poursuit. « Bon, je vais être directe, on est passées par le manoir de Nervine parce qu’il nous semblait avoir un lien avec tout ça. Et on nous a dit en arrivant ici que votre compagne, Fine, y a avait travaillé quelques temps… » La capitaine s’arrête quand elle voit son interlocutrice blêmir encore d’un cran.
Béatrice frissonne, de peur ou de froid, puis prend une grande inspiration. « Oui, Fine a été domestique là-bas pendant une paire d’années. » Elle regarde Bia droit dans les yeux avec un regard lourd de sens. « Ce ne sont pas de bons souvenirs. »
Un silence se fait, pendant lequel le vent fait craquer les branches des arbres alentour. Fine apparaît à la porte du moulin, se saisit de la veste laissée par Béatrice, et commence à traverser la cour en direction du groupe. Béatrice finit par poursuivre. « Vous vous doutez qu’ici, on n’a pas une idée claire de c’que c’est, ces Folies. Mais ça a l’air important, c’est sûr. Alors si vous avez des questions précises, Fine acceptera peut-être d’y répondre. »
« Des questions à quel sujet ? » L’autre meunière vient d’arriver, légèrement essoufflée et les joues rouges de froid, et jette un regard vers sa compagne. Puis elle se tourne vers le groupe. « Oh, pardon. Moi c’est Fine, l’autre meunière. Vous allez bien ? » Sa voix est distinctement plus posée et dénuée d’accent que celle de sa compagne, révélant son passé de domestique. Elle a approximativement le même âge et exactement les mêmes habits que Béatrice.
Bia change un peu sa posture sur ses béquilles, légèrement engourdie, avant de répondre. « Ça va, merci. On est logées chez Joquie et Mark, comme je disais à votre compagne, et on n’a pas de raison de s’en plaindre. Vous ça va ? »
Fine s’étire un peu les épaules, fatiguées d’avoir porté les sacs de farine. « Oui, plutôt. On vient de finir le premier lâcher d’eau de la journée, et on se rapproche de la fin de la saison, il n’y a plus grand monde au village à avoir encore des grains à moudre. Je sais pas si on fera un deuxième lâcher aujourd’hui. » Elle s’arrête un instant, réalisant que sa réponse dépassait le cadre de la question. Puis elle se reprend. « Et quelle genre de questions vous voudriez me poser ? »
Bia jette un œil vers Béatrice, qui pince légèrement les lèvres, puis vers le reste de ses compagnons. Katerin, qui a un peu plus de tact que la capitaine, prend le relais. « On est venues ici suite à la Folie qui a fait beaucoup de dégâts à Bois-d’Or. On cherche des informations qui pourraient aider à mieux comprendre ce que c’est. Pour essayer de limiter les dégâts futurs, vous voyez ? » Fine hoche rapidement la tête. Katerin poursuit. « Bon, et on a commencé par le comté d’Éraches parce que ça a été le premier touché. Et au fil de nos recherches, on a fini par apprendre l’existence du manoir de Nervine. »
Katerin marque une pause, mais la grimace qui déforme le visage de la meunière montre plus de dégoût que d’angoisse. Fine croise les bras sur sa poitrine et répond d’une voix qui se veut assurée. « D’accord, et du coup c’est au sujet du manoir que vous avez des questions, je suppose ? » Le groupe hoche simplement la tête en réponse. Fine réfléchit un instant. Alexis se met à piétiner légèrement pour se réchauffer, puis la meunière continue sur une autre question.
« Dites-moi juste une chose, pour commencer. Vous y êtes allées ? » Nouveau hochement de tête du groupe. La meunière lève la main quand Katerin fait mine de prendre la parole pour l’interrompre. « Je ne veux pas forcément plus de détail. »
Une grimace passe à nouveau sur le visage de Fine, tandis que Béatrice montre une inquiétude certaine. L’ancienne domestique finit par répondre. « Je vais pas vous faire poiroter dans le froid comme ça plus longtemps. En plus, on doit attendre que le réservoir se remplisse, alors on a bien du temps. Si vous avez des questions, je ferai ce que je peux pour y répondre. Venez à l’intérieur. » Le groupe pousse un léger soupir de soulagement, mais Béatrice semble rester inquiète quand elle emboîte le pas à sa compagne vers leur maison.
L’intérieur n’est pas plus grand que chez Joquie et Mark, mais il est divisé en deux par une paroi de bois. La pièce où on entre est dotée d’une cheminée et d’une grande table, ainsi que de quelques tabourets. En travers de la cheminée, une dalle en pierre lisse, incrustée de farine, est maintenue en hauteur par des tréteaux en vieux fer rouillé. Au regard curieux de leurs visiteuses, Béatrice répond avec un enthousiasme un peu forcé pour essayer de rendre l’ambiance plus légère.
« Oh, j’essaie de faire du pain dans notre cheminée, comme il n’y a pas de four au village ! Je n’ai pas encore tout à fait trouvé la bonne hauteur pour la planche, et bien sûr ça ne sera jamais aussi fiable qu’avec un four fermé, mais bon. » Elle rougit légèrement face au regard inquisiteur de Bia, et poursuit en bredouillant. « Alors…je n’ai pas demandé la permission officielle à Érache, mais si on prévoit un jour de construire un four, bien sûr que je le ferai ! »
Raul met un léger coup de coude à Bia. « Cap’, arrête de faire ta tête de collectrice d’impôts, tu fais peur à nos hôtes. » La surprise qui se peint sur le visage de la capitaine fait éclater Katerin de rire. La ménestrelle se tourne d’abord vers les meunières. « Faut pas lui en vouloir, elle est un peu trop habituée à commander, elle veut tout savoir sur tout. » Et de se tourner vers Bia, qui fronce les sourcils, plus gênée qu’énervée. « Et bah oui, cap’, on te l’a peut-être jamais dit parce que nous on a l’habitude, mais la tête que tu fais quand tu es curieuse, c’est un peu celle d’un chat devant une souris. »
Un petit rire des autres membres du groupe prend au dépourvu la capitaine. « À ce point ? » Elle feint la surprise, ayant visiblement elle aussi besoin de se détendre avant de passer au sujet sérieux. Mais elle se recentre très vite, ne voulant pas excéder l’hospitalité des meunières. « Bon, désolée pour ça, Béatrice. Maintenant, Fine…comment est-ce que vous préférez qu’on fasse ? On pose des questions ou vous nous racontez ce qui vous paraît important ? »
La meunière hésite quelques temps, pendant que sa compagne mets des bûches dans l’âtre de la cheminée. Fine finit par s’asseoir, invitant les visiteuses à faire comme elle, et s’accoude à la table. « Commencez par les questions. Et je préfère qu’elles soient…générales. Au sujet du manoir lui-même plutôt qu’au sujet de mon expérience là-bas, on va dire. »
Une fois le groupe attablé, chacune réfléchit aux choses importantes. Alexis sort de quoi noter, et en profite pour commencer. « Je pense qu’on peut commencer par le plus simple, si ça va à tout le monde. Qu’est-ce que vous pouvez nous dire du Comte de Nervine ? »
Une expression complexe mais clairement négative se dessine sur le visage de Fine, alors que Béatrice finit de mettre le feu à du petit bois et de le placer là où il enflammera le mieux le reste. Elle va s’asseoir à côté de sa compagne, visiblement protectrice, alors que le crépitement de l’âtre prend déjà une ampleur familière.
Fine finit par prendre une grande inspiration. « Le Comte de Nervine, du temps où j’y étais, était un homme assez grand, qui n’avait plus beaucoup de cheveux et s’habillait bien quoique de manière plutôt… originale. Quand il était au manoir il sortait très rarement, que ce soit dans son domaine ou plus loin, et ne recevait pas souvent du monde, sauf quelques amies et amis qui arrivaient presque toujours à l’improviste. Par contre, du temps que j’étais là-bas, ça lui arrivait de partir pendant près d’un mois. Je ne savais pas forcément où, personnellement, mais son voyage était préparé pendant plusieurs jours, et quand il rentrait il était toujours beaucoup plus enthousiaste. »
La meunière est visiblement peu à l’aise de se rappeler tout ça, même si pour l’instant rien dans son discours n’explique pourquoi. Elle pose la main sur celle de sa compagne et la caresse sans y penser avant de continuer. « Je dis plus enthousiaste parce que c’était quelqu’un de très triste. Très mélancolique. Je servais à manger, et parfois je le trouvais en train de regarder dans le vide, l’air perdu. Il était capable d’oublier sa fourchette à mi-chemin entre son assiette et sa bouche, si vous voulez. La visite de ses amies lui redonnait un peu d’énergie, et leurs discussions duraient jusqu’à très tard… »
Alexis griffonne sur une basane comme il peut avec ses deux doigts pétrifiés, sélectionnant les informations qui lui paraissent importantes ou intrigantes. Katerin profite que Fine cherche un peu dans ses pensées pour demander une précision. « Quand vous parlez de ses amies, d’ailleurs, est-ce qu’il était intime avec l’une ou l’un d’entre elles ? »
La meunière a un instant un regard surpris puis se tourne vers la ménestrelle. « Oh, quand je disais ses amies et amis, je parlais spécifiquement de personnes avait qui le Comte était intime. Il recevait parfois des visites plus officielles, mais très rarement. »
Katerin hoche la tête pour montrer qu’elle a entendu puis enchaîne. « Et alors, est-ce que vous sauriez nous dire ce qu’il faisait de ses journées, ce Comte ? Ou de ses voyages ? »
Fine prend un air pensif, semblant rassembler ses souvenirs. « C’était peut-être là qu’il était le plus étrange. Il avait une sorte d’obsession pour les augures, la divination, les prophéties… Il se disait grand mystique, proposait parfois même à nous, le personnel, de participer à… » Fine reste silencieuse un instant alors que son visage devient blême et sa respiration haletante. Elle crispe visiblement la mâchoire et serre la main de Béatrice. « À ses…expériences. »
Béatrice regarde sa compagne avec inquiétude, et cette dernière se lève brusquement. « Je…j’ai besoin de prendre un peu l’air. » Béatrice la suit du regard aller jusqu’à la porte, puis se retourne vers le groupe en même temps qu’un courant d’air traverse la pièce quand la porte se referme.
« Elle ne m’en a jamais dit beaucoup plus. Je vous en prie, je sais que c’est important pour vous, mais ne la forcez pas à se faire du mal. »
Bia répond presque du tac au tac, reprenant son ton autoritaire maintenant que Fine est sortie. « Pas important que pour nous. Vue la direction que ça prenait, je pense qu’elle a des choses à dire qui seront importantes pour la compréhension des Folies. Il faut qu’on sache. Que vous a-t-elle déjà dit d’autre ? »
C’est au tour de Béatrice de rassembler ses souvenirs. « Elle ne plaisante pas quand elle dit que le Comte avait une obsession. Je l’ai pas connu moi-même, mais de ce que Fine raconte, il pouvait passer des semaines sans descendre au rez-de-chaussée prendre ses repas, dormant à peine, quand il travaillait sur ses affaires de divination. » Elle fait la moue en prononçant ce dernier mot, visiblement pas convaincue par ce genre de phénomènes. « Fine m’a dit qu’il pensait pouvoir communiquer avec…des entités ? Les morts, les Dieux, ce genre de chose, je suppose. »
Béatrice s’apprête à préciser quand un grand cri retentit de l’extérieur. La meunière, Katerin et Alexis bondissent toutes vers la porte et se ruent vers l’extérieur. Elles trouvent Fine tremblante et blême près du lit du ruisseau alimentant le moulin. Fine jette des regards désespérés autour d’elle, et alors que Béatrice n’a d’yeux que pour sa compagne qu’elle essaye de calmer, le groupe suit les regards fous de la meunière.
Autour d’elles, les arbres sont devenus un amas noirâtre de plumes. Toutes les branches ploient sous le poids de grands oiseaux sombres, plus larges que des corbeaux, qui se tiennent là silencieusement. D’autres encore sont en train d’arriver et se posent sur les toits du moulin, de l’habitation, de l’entrepôt, toujours sans autre bruit que des légers bruissements d’ailes. Ils sont partout, quelle que soit la direction où le regard se porte, et une puanteur de charogne mouillée commence à emplir la cour. Toutes ces créatures braquent leurs yeux brillants et mauvais vers la meunière. Elles attendent quelque chose.
Béatrice est en train de plaquer Fine contre son torse et lui parle tout bas pour l’apaiser, mais les tremblements de sa compagne ne semblent pas diminuer pour autant, ses yeux exorbités ne voyant plus rien. Bia sort à son tour, soutenue par Raul, et jure bruyamment en voyant la scène. Elle s’appuie au mur de la maison et fait signe à Raul de rejoindre Katerin. Les deux tirent leurs armes, guettant la nuée d’oiseaux noirs menaçants tout autour d’elles, pendant qu’Alexis se rapproche des meunières, désœuvré mais voulant aider.
Les derniers oiseaux ont trouvé un perchoir, les seuls bruits sont les arbres craquant sous leurs poids et les murmures de Béatrice à sa compagne. Katerin et Raul respirent difficilement, tous leurs muscles tendues pour se préparer à réagir au moindre mouvement de la sinistre horde.
Fine, le regard toujours fou, fiévreuse malgré le vent froid qui souffle toujours, parvient à articuler un mot. « Soif… » Sa voix est un murmure mais Béatrice l’entend et se tourne vers la personne la plus proche, vers Alexis qui s’empresse d’ôter la gourde qu’il porte à la bandoulière.
La meunière desserre légèrement son étreinte sur sa compagne et la soutient pendant qu’Alexis tend la gourde. Les yeux de Fine, qui commencent tout juste à voir à nouveau par-delà leur voile de terreur, se posent sur les doigts pétrifiés de l’acolyte. Elle pousse alors un nouveau hurlement strident où se mélangent des mots à moitié articulés, en se rejetant en arrière d’un coup. Tout le monde sursaute, commence à se retourner vers elle, et c’est ce moment que la nuée d’oiseaux choisit pour fondre vers le sol.
Le bruit soudain de tous ces battements d’ailes fait l’effet d’une explosion, immédiatement suivie par un tourbillon de plumes noirs volant à toute allure qui occupe tout l’espace, bloque toute vision, semble avoir avalé le reste du monde. Raul et Katerin tentent de faire quelque chose de leurs armes mais renoncent très vite, craignant de blesser une de leurs compagnons sans le savoir. Alors les oiseaux se déchaînent, dans un tourbillon de plumes sombres dont le vacarme engloutit presque le cri de Fine.
Tout le groupe s’accroupit par réflexe, les mains sur la tête pour se protéger mais la douleur attendue, les coups de becs et de serres, n’arrive pas. La nuée d’oiseaux semble former comme un tourbillon autour d’elles, les frôlant sans les toucher, les ballottant sans les blesser comme le ferait le rouleau d’une vague. Elles ne savent pas si leurs yeux sont ouverts ou fermés tellement la masse est dense, compacte. Au bout de cinq secondes de ce vacarme, de cette puanteur toujours plus présente et de cette nuit totale, alors qu’elles commencent tout juste à se calmer après le choc initial, les oiseaux passent enfin à l’attaque. Mais encore une fois, de manière complètement inattendue.
Personne ne peut les voir venir, dans le tourbillon de plumes noires, ni les entendre par-dessus le vacarme qui a englouti les lieux. D’un seul coup, de manière imprédictible, une des créatures quitte le flux tourbillonnant et fond sur sa victime. Et la traverse, de part en part, leur attaque immatérielle laissant une traînée glaciale, comme un courant d’air gelé qui soufflerait soudainement jusque dans les os et les veines. Comme si leur cœur s’arrêtait, leur souffle coupé et leur sang gelé en un instant.
Le choc est tellement violent et tellement différent de tout ce à quoi elles sont habituées qu’il les immobilise, pliées en deux dans une douleur qui n’existe que dans leur esprit. Mais déjà l’oiseau qui les a assailli a rejoint la masse tourbillonnante, et un autre s’abat sur une autre victime, la laissant transie et au bord de la panique à son tour. Au bout de quelques secondes de ces assauts terrifiants, perdues dans cette tempête de noirceur qui les noie et les rend folles, déjà elles oublient qu’il a existé quelque chose d’autre avant, avant cette nuée et cet oubli et cette douleur.
C’est un cri de Béatrice, se tenant au dessus de Fine allongée par terre pour la protéger de son corps, qui sort chacune de sa tourmente et de son oubli, comme un bruit tire en sursaut une dormeuse d’un cauchemar. Sauf qu’ici le cauchemar est toujours présent, le vacarme la puanteur la douleur sont toujours là, mais maintenant leurs instincts de survie se sont éveillés et chacune crie, cherchant à savoir où sont les autres, si elles sont encore là et ce qu’elles peuvent faire.
Rampant dans la direction général des cris de Béatrice, leurs esprits s’accrochant désespérément à ce point d’accroche, Katerin et Raul finissent par sentir au bout de leurs mains tendus les deux meunières et Alexis. Aussi proche, les cris de la meunière deviennent soudainement articulés. « Aidez-moi ! Portez Fine ! »
La tête complètement étourdie du bruit des ailes et des coups de fouets des oiseaux qui les traversent, oubliant presque la douleur dans leur besoin d’agir, le groupe moins Bia converge vers les meunières et, se relevant à moitié, manquant de perdre l’équilibre dans ce noir total et mouvant qui les entoure, soulèvent le corps tremblant de Fine. Béatrice se relève à son tour, hurlant à plein poumons sur les bêtes qui leur lacèrent les entrailles et leur glacent le sang, secouant ses bras vainement pour tenter de les repousser, et avance ainsi dans la masse sombre, suivie par les autres.
Chaque pas semble prendre une éternité, alors qu’à chaque seconde l’une d’entre elles manque de perdre conscience en sentant cette force glacée traverser son corps, la couper en deux. Mais malgré leurs assauts répétés et terrifiants, les oiseaux ne font pas de blessures réelles. Leur arme principale est la terreur que suscite leur nombre, leur apparence maudite et le bouleversement totale de leur attaque, mais la détermination de Béatrice et l’instinct de survie de chacune commencent à prendre pied dans cette tourmente.
Un pas après l’autre, avec les cris de Béatrice comme seul repère dans cet océan de vacarme et de douleur, Alexis, Katerin et Raul portent Fine dans une direction qu’elles ignorent. Parfois elles trébuchent sur un relief soudain, souvent elles s’accrochent douloureusement à un buisson épineux qu’elles ne peuvent contourner, toujours elles serrent les dents et ferment leurs paupières sur leurs yeux trempés de larmes de douleur.
Après un temps qui paraît être une éternité, après un nombre incalculable de terrifiants assauts immatériels et d’égratignures bien réelles, d’un seul coup, elles sortent de l’océan noir de plumes qui les avait englouti et la lumière du jour les frappe de plein fouet. Elles posent Fine au pied de Béatrice, partagée entre l’exultation de la libération et l’inquiétude pour sa compagne inconsciente.
Puis elles se regardent, leurs corps tellement tremblants qu’elles sentent encore la douleur fantôme de ces attaques spectrales, et regardent de là où elles viennent. Une énorme masse sombre se tient devant elles, haute de plusieurs mètres, deux fois plus large, grouillante de plumes et bourdonnante de bruissement d’ailes, mais s’arrêtant abruptement à quelques pas, comme si elle heurtait une barrière invisible.
Après un instant pendant lequel la fatigue empêche toute action et le vacarme des oiseaux toute pensée construite, le groupe voit émerger Bia, titubante, les habits déchirés, les bras couturés d’égratignures, les yeux soudainement aveuglés mais l’expression ferme. Dès que la capitaine sort complètement de la nuée d’oiseaux, ceux-ci s’envolent, brusquement, dans un grand cri sinistre couvrant leurs battements d’ailes effrénés, et disparaissent dans le ciel.
Le groupe réuni se regarde un instant, puis la réalité reprend ses droits et chacune se plie en deux, tombe à genoux en vomissant, puis s’assoie avec peine en luttant pour garder conscience. Les regards vides, les mots leur manquent. Le calme est retombé en même temps que le départ des oiseaux, et semble irréel après le vacarme et tourbillon d’horreurs qui l’a précédé.
Comments
No comments yet. Be the first to react!