La Folie Pourpre - Chapitre 8

Contenu sensible : Blessure grave, Mort

Alors que chacune du groupe compte silencieusement ses égratignures et commence à frissonner dans le vent froid, Béatrice reste concentrée, agenouillée près de sa compagne, qu’elle a assise appuyée contre un arbre et essaie de la ranimer en lui parlant, lui tapotant la joue, l’embrassant à travers des larmes d’inquiétude.

Fine reste muette et interdite, quoique vivante et intacte, ses porteuses ayant pris soin de ne pas la faire traverser les ronces. Sa blessure semble être ailleurs, psychologique, à un endroit que les caresses de sa compagne ne peuvent pas atteindre. Béatrice finit par appuyer sa tête sur l’épaule de sa compagne, sanglotant lentement.

Après la tourmente, la forêt est calme, l’absence de bruit est à la fois reposante et oppressante.

« Qu’est-ce que… ? » La question vient briser le silence, bien que personne ne sache qui l’a prononcée. Chacune sort de sa torpeur progressivement et se confronte à la réalité. Elles ont froid, mais cela engourdit les estafilades des ronces tout en leur donnant une sensation à laquelle se raccrocher.

Raul, serrant les dents comme à son habitude, est le premier à se relever. Il tend la main à Katerin pour l’aider à se mettre debout, et à elles-deux elles relèvent ensuite leurs deux autres compagnons. Peut-être par une certaine pudeur inspirée par ses habits abîmés, peut-être par hasard, c’est sur Katerin que s’appuie Bia pour ne pas peser sur sa jambe blessée.

Leurs esprits sont encore sous le choc, essayant de trouver un sens à ce qu’il vient de se passer et sinon de l’oublier le plus vite possible. Avec l’engourdissement du froid et l’absence de blessure grave, si l’état de leurs habits n’était pas une preuve de ce qu’elles ont traversé, elles seraient déjà en train de se convaincre qu’elles ont halluciné. Mais la réalité est là, et elles ne savent pas quoi en faire. Leurs regards errent entre leurs compagnons, les arbres qui les entourent, le sol et le ciel, sans parvenir à s’arrêter ou se focaliser sur quelque chose tant qu’elles sont sous le choc.

Katerin, le bras de sa capitaine appuyé sur ses épaules, tourne la tête vers cette dernière et rassemble ses forces pour lui murmurer un encouragement, une demande. « Bia…dis nous quoi faire. »

La capitaine tourne la tête vers elle et la regarde longuement, détaillant son visage qui déjà blanchit de froid. Elle lève lentement sa main libre jusqu’à la joue de la ménestrelle, où elle essuie délicatement une légère trace de larmes. Puis elle cligne des yeux brusquement, comme si elle revenait à elle, et se tourne vers le reste de ses compagnons, ses joues légèrement plus rouges que ce que le vent froid ne justifie.

« Il faut qu’on retourne au moulin pour se mettre au chaud. On va attraper la mort si on reste ici. » Elle jette un œil vers les meunières. « Béatrice, est-ce que vous pouvez nous raccompagner ? On peut vous aider pour Fine… » Sa voix perd de son assurance quand elle croise le regard embué de larmes de la meunière. Elle se ressaisit. « De toute façon, on a toutes besoin de se réchauffer, se changer, et désinfecter nos plaies. » Elle pointe vers une longue égratignure parcourant la jambe de Katerin qui la soutient.

Après quelques instants d’hésitation pendant lesquelles Béatrice essuie ses joues et renifle bruyamment, cette dernière finit par se relever. « Entendu, je veux bien que quelqu’un me relaie pour porter Fine sur son dos. » Alexis et Raul se dirigent vers l’arbre, et la meunière tend sa paume vers l’acolyte. « Je…pas vous. » Elle bafouille quelques temps avant de trouver ses mots. « C’est quand Fine a vu votre…votre main que… » Elle fait un geste de la main qui semble signifier « tout ce qui vient d’arriver ».

Alexis a un mouvement de recul et cache sa main dans ses manches, une expression mi-désolée mi-outrée apparaissant sur son visage. Il se détourne et regarde la forêt autour du groupe, avant de répondre d’une voix faussement distante. « Est-ce que vous savez où on est, Béatrice ? »

La meunière balaie la zone du regard et répond un peu trop rapidement. « Oui. Je crois. » Alors elle aide Raul à porter sa compagne sur son dos, et les guide d’un pas assuré à travers l’endroit où les corbeaux avaient cessé de les suivre.

Le reste du groupe les suit, observant avec attention autour d’elles. Rien ne semble expliquer pourquoi les créatures à l’apparence d’oiseaux noirs les ont suivies jusqu’à cet endroit mais pas plus loin. Au sol, seules leurs empreintes de pas traversent la zone, et rien dans l’air ou dans les arbres alentours ne semble former une quelconque barrière.

Chacune cherche silencieusement des explications, craignant les premières idées qui se forment dans leurs esprits. Puis elles se remettent en marche derrière les meunières et Raul, qui s’éloignent déjà à grandes enjambées.

Au bout d’une dizaine de minutes, après que la meunière et Katerin aient relayé Raul pour porter Fine inconsciente, le groupe perçoit à nouveau le gargouillement du ruisseau qui alimente le moulin. La tension diminue légèrement, mais Bia ne peut s’empêcher de poser la question qui la travaille depuis qu’elles suivent la meunière et son allure décidée.

« Vous avez un sacré sens de l’orientation, Béatrice, ou vous avez déjà emprunté ce chemin ? » Elle laisse son intonation signaler à la fois son inquiétude et sa méfiance.

La meunière ne répond rien mais fait un simple geste pour indiquer d’attendre qu’elles soient toutes arrivées dans leur demeure. Bia ne se détend pas mais reste patiente, continuant de clopiner avec le soutien d’Alexis.

Bientôt, la silhouette du moulin apparaît à nouveau entre les arbres. Le bruit du ruisseau se fait plus fort, et chacune semble sentir un reste de puanteur dans l’air, mais très léger, comme à travers une vitre, au point que personne n’est sûre que ce n’est pas une simple illusion de leur mémoire. Puis elles arrivent au bord du lit du ruisseau, où ne coule qu’un mince filet d’eau. Béatrice les dirige un peu plus en amont.

« Le réservoir a fini de se remplir, apparemment, on va passer par-dessus le barrage. » Personne ne mentionne le fait qu’elles ont apparemment traversé le lit à l’aller, alors qu’aucune n’a le souvenir d’avoir dû escalader ses berges, même à sec. Tout le monde préfère attribuer ça à l’horreur et la panique absolues qui les ont déboussolées totalement plutôt que de chercher d’autres explications plus étranges.

Enfin elles entrent dans la demeure des meunières, déposent Fine sur son lit, et se regardent longtemps, attendant ce que la meunière a visiblement du mal à dire. Celle-ci finit par faire le tour de la pièce, l’air perturbée au plus au point, puis revient vers elle avant de lâcher le morceau d’une fois grave.

« Non, ce n’était pas la première fois que ce genre d’événement arrivait, même si jamais avec cette…gravité. » Elle marque une pause pendant laquelle elle pose un regard amoureux et inquiet sur sa compagne. « Si c’est comme les dernières fois, Fine devrait se remettre demain, mais elle aura probablement oublié ce qu’il s’est passé. Je compte sur vous pour ne pas lui rafraîchir la mémoire. »

Un silence plane quelques temps. Les questions se bousculent dans la tête de chaque personne du groupe, à mesure que la raison reprend ses droits. Et que l’horreur qu’elles viennent de traverser perd lentement son emprise, puis sa réalité. Elles sentent, presque consciemment mais impuissantes malgré tout, leurs mémoires rejeter ces images terrifiantes et incroyables, les stocker là où elles ne pourront plus faire de mal. Alors elles commencent à se rappeler de la scène précédent cette horreur.

« Est-ce que ce qu’on vient de vivre ressemble à…une des expériences du Comte ? La coïncidence est frappante. » Katerin commence à faire des aller-retours entre la cheminée et la table.

Alexis, très pâle et triturant ses doigts pétrifiés, prend la parole à son tour. « Aussi, à quelle fréquence ce genre de choses se passent-elles ? En quoi les autres fois étaient-elles ‘moins graves’ ? »

Bia, déjà assise à table pour soulager sa jambe, complète d’un air sombre. « Et surtout, comment est-ce que vous saviez où aller ? Comment vous saviez que les oiseaux arrêteraient de nous suivre là où ils l’ont fait ? »

Béatrice répond du tac-au-tac. « Qu’est-ce qu’il vous fait dire que je savais où aller ?… » Les regards du groupe se fixent sur elle, presque menaçants d’incrédulité, et elle blanchit autant que son tablier enfariné. « Pardon, je ne veux pas que vous pensiez que je suis une sorcière ou quoique ce soit. Je ne sais pas pourquoi les apparitions s’arrêtent à cet endroit. Je sais juste qu’elles s’arrêtent toujours quelque part. Parce que la première fois que c’est arrivé, elles s’arrêtaient au milieu de la cour, entre l’entrepôt et le moulin. Et la fois suivante, au niveau du ruisseau. Et celle d’après, encore quelques mètres plus loin. » Elle soupire profondément. « J’espère que j’aurai toujours la force de porter Fine jusqu’à là où ça s’arrête, même si ça éloigne à chaque fois. »

Les compagnons se regardent, n’ayant pas besoin de mots pour partager leurs peurs. La tâche qui s’étend. La frontière qui se déplace. Chacune sent ses poils se hérisser sur tout son corps alors que les images reviennent. Elles préféreraient tellement avoir tords.

C’est Raul qui finit par poser la question qu’elles ont toutes. « Est-ce que…Fine aurait d’jà parlé d’une carte ? Ou d’une tâche ? D’une zone ? Que’que chose en rapport avec les expériences du Comte ? »

Béatrice, reprenant doucement des couleurs, s’assoit et pose son visage dans ses mains. « Je ne…suis pas certaine. Elle n’en parle pas d’elle même, de toute façon. » Elle lève lentement la tête de ses mains pour faire face aux regards intrigués de ses hôtes. « Elle parle surtout dans son sommeil. Quand elle fait des cauchemars. Alors elle parle parfois de « l’influence » ou du « royaume ». Je ne sais pas si c’est à ça que vous pensez. »

La meunière respire profondément, silencieusement encouragée par le groupe. « Ses paroles sont toujours confuses. Les mots qui reviennent sont « l’éveil », « le royaume », « l’influence », « la venue ». Et notamment une phrase, qu’elle peut répéter en continu pendant toute la nuit : « Dans la ruine, son royaume est construit ; par la folie, sa venue est annoncée. » »

Alors que Béatrice prononce ces mots, chacune de ses interlocutrices sent comment un courant d’air glacial la traverser de part en part. Leurs respirations deviennent haletantes alors que leurs cœurs semblent givrés. Elles ne savent pas si c’est la terreur de la certitude ou une réelle émanation magique qui les prend ainsi. Toutes sursautent quand Fine se retourne sur sa couche dans la pièce d’à côté. Elle a les yeux mi-ouverts mais semble toujours dormir.

Mais alors sa bouche se met à bouger de manière désarticulée, et elle émet un simple murmure qui pourtant résonne assez fort en elles pour leur transpercer les tympans.

« Dans la ruine, son royaume est construit ; »

Toutes se figent et mettent leurs mains sur leurs oreilles par réflexe, bien que cela n’arrête pas le murmure de Fine de les atteindre.

«  par la folie, sa venue est annoncée. »

Leurs membres ne leur répondent plus, elles ont envie de se recroqueviller sur elles-mêmes pour tout faire disparaître, la meunière, leurs peurs, leurs espoirs, mais surtout le murmure, ce murmure qui rebondit dans leur crâne sans qu’elles n’y puissent rien comme si un millier de voix leur susurraient à l’oreille.

« Bientôt, son influence sera pleine. »

Puis la phrase s’achève, son sens on ne peut plus clair, et le silence revient. Progressivement, la chaleur regagne les corps et les muscles se décrispent, laissant le groupe immobile, les bras ballants, les yeux écarquillés dans le vide. Il leur faut près d’une minute pour reprendre leurs esprits, et bien plus longtemps pour que les poils dressés sur leurs nuques se reposent.

Quand enfin elles reprennent possession de leurs moyens, elles se regardent longuement. Sorcellerie. Voilà ce que leurs regards se disent, même pour Bia qui aimerait tant avoir une autre explication. Sorcellerie. Démonerie. Folie.

C’est finalement Alexis, peut-être le plus versé dans le mysticisme, qui brise le silence tendu en se tournant vers Béatrice. « Est-ce que…est-ce que votre compagne a manifesté des pouvoirs surnaturels ? »

« Pas plus que ce que vous avez vu aujourd’hui. Elle semble attirer ces apparitions maudites, et elle parle parfois dans son sommeil de manière très…dérangeante. Mais ça a l’air d’être tout sauf conscient. »

Les regards se croisent et s’évitent pendant un long silence. Puis Bia s’éclaircit la gorge exagérément. « A-t-elle conservé quoique ce soit du manoir ? Notamment en rapport avec les ‘expériences’ du Comte ? »

Le visage de la meunière passe par plusieurs expressions négatives. Elle finit par répondre entre des lèvres pincées. « Oui. »

Sans plus de détails, elle se lève et se dirige vers la pièce où dort Fine. Le groupe l’entend ouvrir une malle et en sortir des choses avec empressement. Puis la malle est refermée et Béatrice réapparaît avec un objet dans la main, emballé dans un torchon grossier de couleur terre. Le groupe la regarde en gardant un silence mi-respectueux mi-anxieux alors que la meunière se rassoie et pose l’objet sur la table, couché.

Lentement, elle déroule le tissu pour révéler l’objet. C’est une statuette de bois peint d’un peu plus de cinq pouces de haut, d’une finesse incroyable. Elle représente un être humanoïde à première vue, asexué, dans une posture de danse, une jambe effleurant le sol et les deux bras levés vers le ciel, les coudes à hauteur d’épaule. La richesse de ses habits ferait pâlir les plus puissantes reines, sa grande robe orange liserée d’argent renforce la grâce de ses mouvements et plusieurs bracelets d’or sertis d’émeraudes souligne la finesse de ses mains.

Toutes les parties visibles de sa peau, toutefois, sont de la couleur du bois brut, une aubépine d’un rouge sombre presque sanglant. Ses mains ont des doigts fins et élancés qui se terminent par des griffes acérées. Ses pieds, nus eux aussi, semblent monstrueusement gros pour sa taille, dépassant très largement sous la robe. Mais c’est son visage qui malgré des proportions humaines est le plus difforme, les yeux écarquillés comme devant la terreur la plus grande en même temps que la bouche porte un sourire incroyablement enjôleur et attirant.

Posée debout au milieu de la table, la statuette attire l’ensemble des regards, oscillant tous entre les différentes parties contradictoires de cette créature, évitant le regard fou et inhumain, revenant encore et toujours à ce sourire si séduisant, obnubilant. Chacune lutte contre l’envie de se saisir de la statuette pour l’observer de plus près et se perdre dans son sourire parfait. Chacune lutte contre l’envie de prendre cette créature et la lancer dans les flammes pour faire disparaître de leur mémoire ce regard dont la terreur est si réelle et absolue que l’on ne peut s’empêcher de jeter des coups d’œil derrière soi pour rassurer l’angoisse montante.

Au prix d’un douloureux effort, Katerin détache ses yeux de la statuette et se tourne vers Alexis. Elle voit alors le visage de l’acolyte porter exactement la même expression que la créature. Elle pousse un juron en se levant d’un bond en arrière qui renverse sa chaise et attire tous les regards sur elle. Alexis reprend immédiatement une expression humaine, la même surprise que celle qui se lit sur tous les autres visages. Katerin reprend tant bien que mal son souffle avant de foudroyer Alexis du regard.

« Putain Al tu m’as fait peur ! » Elle prend une grande inspiration et ferme les yeux un instant, pour se recentrer. Elle les rouvre et rencontre ceux de l’acolyte. « J’allais te demander, est-ce que c’est une divinité que tu reconnais ? Ça a l’air vieux et cher, en général ça veut dire que c’est religieux. »

« Tu es sérieuse ? Tu vas pas d’abord me dire pourquoi tu as fait un bond pareil, apparemment par ma faute ? » Son ton grave et autoritaire surprend Raul et Bia qui le connaissent si calme, alors qu’il devient rouge vif, de honte ou de colère.

Katerin sert la mâchoire en oscillant brièvement d’un pied sur l’autre, cherchant une formulation moins brute. Puis elle plante son regard dans celui d’Alexis, qui rougit encore un coup. « Quand je t’ai regardé, tu avais exactement la même expression sur le visage que cette statuette. Elle était encore plus terrifiante sur un visage…vivant. »

Le visage de l’acolyte vire du rouge au blanc en un instant. Il bégaie, pense à nier ce que la ménestrelle a vu mais finit par abandonner. Il pousse un terrible soupir en baissant la tête quelques instants, cachant les larmes qui lui montent aux yeux. Puis il secoue longuement, lentement la tête, pendant que les autres membres du groupe se regardent, ne sachant ni quoi ni dire ni quoi faire.

Les yeux humides, Alexis plante son regard dans celui de Katerin, dans un effort pour se ressaisir. « Je n’ai jamais vu cette divinité auparavant. » Un long silence pendant lequel chacune prend la mesure de ce qu’il vient d’annoncer. « Mais… » La tension est palpable pendant que l’acolyte formule sa pensée. « L’entité dont il est mention dans les Pélerunes. L’Endormi. L’Enfermé… Si le comte de Nervine était aussi intéressé par le surnaturel, et s’il y a un lien entre le manoir et la Folie Pourpre… »

Katerin poursuit sa pensée. « Et comme il semble y avoir un lien entre la Folie Pourpre et la prophétie des Pélerunes… »

Un silence lourd pèse après toutes ces allusions, pendant que Béatrice reste respectueusement silencieuse, puis se lève pour aller auprès de sa compagne. Les pièces s’assemblent avec une facilité horrible, étant données leurs conséquences.

L’existence de cette statuette, son apparence inhumaine, son rictus de folie pure ; la prophétie qui semble présenter les vagues de folie comme autant d’annonciatrices du réveil d’une entité millénaire ; les expériences du Comte et les traces de ce qui a eu lieu dans le manoir ; la zone d’influence mentionnée dans la phrase de Fine et qui a arrêté les corbeaux tout à l’heure.

Qu’est-ce qu’il s’est passé dans le manoir ? Qu’est-ce qu’il s’y est vraiment passé ? Et si…un frisson parcourt les compagnons alors que la plus grave des questions s’imposent à elles. Et si toutes ces hypothèses sont exactes, si la prophétie des Pélerunes est en train de devenir réalité, qu’est-ce qu’elles peuvent y faire ? Qu’est-ce qui que ce soit peut y faire ?

Bia se ressaisit en premier et voit les regards terrifiés qui brillent autour d’elle. Elle hausse aussitôt la voix, transformant sa peur en colère. « Bordel mais regardez-vous ! Ça y est, on voit une statuette faite par quelqu’un d’un peu fêlé et tout de suite vous vous faites les pire idées ! » Elle plante son regard, fulminant, dans celui de ses compagnons. Dans celui de Raul, une sombre tristesse qui ne dit pas son nom. Dans celui d’Alexis, une terreur absolue, à la fois de l’avenir et de la capitaine. Dans celui de Katerin, de l’espoir…et de la pitié.

Cette pitié met une gifle à Bia, qui se fige, sa respiration s’accélérant. Elle semble ne plus comprendre les émotions qu’elle ressent, ne plus savoir en quoi elle croit. Son regard devient vague, puis triste, puis implorant. La ménestrelle se rapproche lentement d’elle sans la quitter des yeux.

« Cap’… Après le manoir, après Anthelme, après ta jambe et la main d’Alexis, après l’histoire de Paola, mais surtout après ce qu’on vient de vivre, toutes, ensemble, avec Fine et Béatrice…s’il te plaît. » Sa voix est cassante, et tend vers le murmure. « S’il te plaît, ne fais pas comme si rien de tout ça n’avait eu lieu. Ne fais pas comme si tu pouvais expliquer tout ça rationnellement. » Elle pose une main sur l’épaule de la capitaine, qui la regarde fixement, recevant chacune de ses paroles comme un coup de poing.

« Et surtout, par respect pour nous, ne fais pas comme si tu n’avais pas peur. » La ménestrelle se penche pour mettre son visage au niveau de celui de Bia, à quelques pouces de distance, et la regarde longuement. Elle observe la mâchoire de la capitaine se desserrer lentement, puis son regard s’adoucir. Elle sent enfin ses épaules se détendre sous sa main, alors que ses yeux s’embrument mais ne la quittent pas.

Katerin sourit légèrement. Un sourire triste mais rassuré, épuisé mais ému. « Merci… » Elle s’apprête à s’éloigner mais elle réalise que le regard de la capitaine est rivé sur ses lèvres. Elle se penche un peu plus en avant et elle vient frôler ses lèvres avec les siennes, puis l’embrasse. Alors que leurs lèvres se touchent, à peine quelques instants, elles pleurent. De peur, de fatigue, de soulagement, de terreur, d’un mélange si intense de sentiments qu’elles ne cherchent pas à les distinguer.

Après quelques secondes qui leur paraissent une éternité, elles s’éloignent, gardant sur leurs lèvres le goût des larmes de l’autre. Puis elles rencontrent les regards surpris mais attendris de leurs compagnons, qui essuient également quelques larmes. Elles hésitent à rougir, puis finalement leur sourient en retour.

Bia finit par briser le répit presque magique de ce silence. « Merci, Kat. » Elle se reprend. « Merci à vous toutes. Oui, ce qu’on vit est terrifiant et on n’a pas le quart du début d’une putain d’idée de ce que c’est ou de ce qu’on peut faire contre. On est pas prêtes, mais je crois qu’on le sera jamais. »

Elle prend une grande inspiration. « Maintenant, on va essayer de prendre les choses une par une. Parce que si le Comte de Nervine a réveillé la Folie d’une entité qui était censée n’être qu’une légende, je suis pas certaine qu’on puisse faire quoique ce soit contre. Maintenant, si on peut en apprendre plus sur les Folies et comment les éviter, tout en aidant les gens des Brantes autant que possible, on aura fait quelque chose de bien. »

Ses compagnons lui rendent des regards déterminés, et hochent la tête en soupirant. Alors Bia se lève et poursuit.

« Je pense qu’il faut qu’on prenne un peu de recul sur ce qu’on vient de vivre…et arrêter d’abuser de l’hospitalité des meunières. » Elle se tourne vers la pièce où Béatrice est assise à côté de sa compagne. « Béatrice, nous allons partir, Fine a besoin de repos et nous avons vu déjà assez de choses pour aujourd’hui. Est-ce que vous voulez qu’on vous envoie Paola ? »

La meunière hésite quelques temps, puis fait non de la tête, sans grande conviction. Bia hausse les épaules. « C’est vous qui voyez. Et est-ce qu’on peut prendre ça ? » Elle pointe la statuette. Béatrice pose son regard sur l’objet, puis sur sa compagne endormie, enfin sur les membres du groupe peu enjouées mais déterminées.

« Oui, vous pouvez. Éloignez ça de ma Fine, ça nous rendra service. »

« Entendu, alors j’espère que l’état de Fine nous permettra de nous voir à l’assemblée de ce soir. À bientôt, dans tous les cas. »

La capitaine fait signe à Raul de l’aider à marcher. Le marin jette un œil à la ménestrelle qui lui rend un sourire amusé. Cette dernière récupère la statuette, emballée précautionneusement dans son torchon, et la place dans son sac avec délicatesse. Elle en oublie presque l’existence dès qu’elle ne la voit plus, comme ses compagnons. Puis, Alexis étant levé également, les sourcils encore froncés mais le regard moins troublé, toutes sortent et prennent le chemin qui les ramènent au village.


À peine arrivées en vue du centre du village, elles voient une agitation inhabituelle. Sur la place, entre l’atelier de la charpentière, la salle du culte, l’écurie et les quelques autres maisons qu’elles ne connaissent pas encore, de nombreuses personnes sont assemblées. Elles parlent d’un ton paniqué, certaines sont même en train de crier sur d’autres. Le groupe y reconnaît Paola, Ivan, Andrée, ainsi que d’autres villageoises qu’elles ont déjà croisées.

Le groupe ralentit légèrement, cherchant la cause de cette excitation. Elles aperçoivent alors le corps d’une femme, allongée sur un brancard de fortune au milieu de la place. Elle est immobile et couverte de sang, difficilement reconnaissable. Même de là où elles sont, les membres du groupe n’ont aucun doute, elle est déjà morte.

À ses côtés, assis sur un tabouret probablement sorti à la va-vite d’une maison, la tête entourée d’un bandage ensanglanté et lourdement appuyée dans ses mains, Mark regarde avec désespoir le corps allongé à ses côtés, en semblant murmurer des mots que lui seul entend.

« Merde ! » Sans se consulter, le groupe se dépêche de s’approcher de la place. On les laisse approcher quand on les voit, d’abord sans un mot.

Parce qu’il n’y a pas besoin de mots. À côté de Mark est allongé le corps sans vie de sa femme, Joquie, que le groupe avait quittée en pleine forme ce matin. Elle porte une tenue de fête, une robe teinte dont on devine à peine la couleur tellement elle est imbibée de sang. Son visage est défiguré de griffures bestiales, ses oreilles et son nez sont déchirés, ses cheveux arrachés par touffes, sa robe déchiquetée au niveau du buste et la peau nue ainsi révélée pend en lambeaux mous et trempés de sang. Et son cou est entaillé d’une profonde morsure béante, qui laisse voir jusqu’au plus profond de sa gorge. Il est évident que quoique ce soit qui lui a infligé cette blessure a gardé entre ses crocs la peau et tout ce qui venait avec.

La fermière est probablement morte en se vidant de son sang, mais ses yeux gardent un regard singulier et terrifiant. Elle semble regarder droit devant elle avec une attention folle, comme si elle observait ce qui la tuait.

La voix d’Andrée, hurlant auprès d’Ivan ou de qui veut bien l’entendre qu’il est trop tard et qu’elle avait raison, couvre la scène avec force. Paola se rapproche du groupe, un air à la fois mortifié et terrorisé sur le visage. Elle précède leurs questions.

« On allait au niveau du cairn que je vous ai montré hier… » Elle lève lentement son bras dans la direction générale de sa hutte. « J’étais un peu après elles, alors je les ai entendues crier au loin, et quand je suis arrivée…c’était trop tard. Joquie était déjà partie, Mark reprenait tout juste connaissance. Et le cairn avait été détruit, retiré…envolé ! » Son regard se baisse jusqu’au sol, impuissant.

Le groupe n’arrive pas à détacher son regard du corps déchiqueté de Joquie, tétanisées de surprise et d’horreur à la vue de ce qu’a subi la fermière.

Raul finit par s’éclaircir la gorge pour reprendre contenance. « C’tait la bête ? Qu’a fait ça ? »

Paola relève lentement les yeux, hésitantes. « Oui… » Tout son visage signifie clairement qu’il y a un mais qu’elle n’arrive pas à dire. Elle pointe Mark du doigt, sans oser le regarder. Celui-ci remarque les regards qui se dirigent vers lui et tournent ses yeux trempés de larmes vers les membres du groupe. Elles s’approchent de lui lentement, alors qu’Andrée arrête de crier pour écouter avec attention.

Mark continue de bégayer quelques temps, le regard implorant. C’est finalement Katerin qui s’approche et le regarde avec compassion. « Mark…dites-nous ce que vous pouvez. Ce que vous avez vu. Et ce qui a fait ça. »

La lèvre toujours tremblante, Mark continue de répéter les mêmes mots, mais cette fois-ci assez fort pour que le groupe l’entende. « Dom… Mon fils… Dom… »

Katerin se tourne vers les autres, notamment Alexis et Bia qui n’étaient pas présentes quand Paola leur a fait le récit de sa rencontre avec la bête. « Dom était l’apprentie de Paola, c’est lui…ou ce qu’il en restait, qui était enterré sous ce cairn. » Elle se retourne vers le fermier. « Oui Mark, c’est terrible pour le cairn, nous sommes vraiment désolées- »

Le fermier fait un grand geste comme pour la repousser, la coupant ou milieu de sa phrase, en secouant fortement la tête. Il parle alors plus fort, toujours par monosyllabes et en tremblant de tout son corps à chaque mot, se levant à moitié et faisant de grands gestes incontrôlés avec ses bras. « Non ! Dom… Dom… Dom ! »

Il lève lentement la main et pointe vers sa femme, morte dans de terribles souffrances. « Dom ! »

Le groupe se regarde un instant, le temps qu’elles comprennent ce qu’il veut dire. Puis leurs regards convergent vers Paola, qui n’ose pas les regarder en face. Bia s’éloigne de Raul qui la supporte et pose une main sur l’épaule de la guérisseuse. « Paola… Dites-nous tout. Dites-nous ce que Mark ne peut pas dire, et que nous ne voulons pas deviner. »

La guérisseuse pâlit très fort, reste silencieuse encore quelques temps alors Andrée reprend ses cris de plus belle. « Ce village est maudit, voila ce qu’il se passe ! Nous sommes déjà au-delà de la limite ! Le temps nous est compté et c’est notre absence de courage, de croyance, qui va nous achever ! »

Bia lance un regard noir à Andrée, pour qu’elle garde ses discours pour plus tard. Pendant que la charpentière bougonne vers Ivan, la capitaine se retourne vers Paola. « S’il vous plaît, Paola. Dites-nous. »

Paola prend une très grande inspiration, ferme les yeux, serre les poings et la mâchoire plusieurs secondes. Puis elle relâche sa respiration, regarde droit vers Joquie, et répond d’une voix faible mais déterminée.

« J’ai préféré vous cacher une partie de la vérité hier. Dom n’a pas été tué par une bête. » Elle articule chaque mot comme des clous qu’on enfoncerait dans un cercueil. « Dom est devenu une bête. C’est lui qui m’a attaquée. C’est lui qui tue les poules de ses parents. C’est lui qui les a attaquées ce matin. » Elle relève enfin le regard du corps de la fermière pour regarder le groupe. « C’est lui qui vient de tuer sa mère. »

« Et le couple de fermières… Elles le savaient ? Qui d’autre, qui d’autre que vous savait ? » Le ton de Bia est ferme et pressant, mais sa voix est un murmure étranglé dans sa gorge par le poids de ces révélations.

« Elles l’ont vu une fois. Alors je leur ai révélé la vérité. Mais en dehors de ça, Dom ne s’est jamais approché du village, donc personne d’autre ne devrait savoir. Personne d’autre n’aurait dû savoir. »

La menuisière des Brantes s’éclaircit la gorge pour attirer l’attention du groupe. Elle a un sourire vindicatif sur les lèvres, mais ses yeux révèlent une certaine peur. « Je savais aussi. » Elle s’avance vers Bia et Paola, et baisse la voix, comme pour éviter que Mark ne l’entende. « Et je peux vous le prouver. Parce que je sais où le trouver, ou en tout cas comment le trouver. »