La Folie Pourpre - Chapitre 9

Contenu sensible : Folie.

Le village est réuni dans la grande salle de culte. L’agitation règne, chacune parlant avec ses voisins avec des voix étouffées par la peur. Ivan, après avoir été placer côte à côte une chaise pour Bia et une pour Mark, se penche à l’oreille de ce dernier.

« Mark, tu es sûr de vouloir faire ça tout de suite ? Laisse nous enterrer Joquie. » Sa voix se fait pressante. « Laisse les esprits se calmer. »

Le fermier lui adresse un regard noir et vide. Son intonation est violente, presque folle. « Non. Je veux que Joquie soit ici avec nous pendant qu’on parle de Dom. »

Le prêtre soupire mais seul un silence suit la déclaration de Mark. Il regarde le linceul déjà rougissant au milieu de la pièce et fait un signe de bénédiction en sa direction, puis se redresse et se tourne vers l’assemblée.

Les conversations sont animées et les regards apeurés. Le groupe se tient derrière leur capitaine, très silencieuses. Paola est légèrement à l’écart, les yeux fixés sur la tache sur le linceul, les mains pressées contre le haut de sa poitrine, comme si elle suffoquait. Andrée est au centre de la pièce, un air faussement calme cachant mal ses mains tremblantes. Elle regarde Ivan avec insistance, jusqu’à ce que celui-ci s’avance enfin au centre de la pièce et demande le silence.

« Villageoises, mes amies, du calme s’il vous plaît. » Il lève les mains. « Au vue des circonstances, nous n’attendrons pas ce soir pour faire une assemblée. Vous savez toutes, tristement, pourquoi nous sommes ici. » Il baisse respectueusement les yeux vers le linceul. « Je vous demande donc, avant tout, une minute de silence pour notre défunte voisine et amie. »

Il abaisse les bras en croisant les mains et baisse la tête dans une posture de méditation. Les dernières conversations cessent aussitôt, les regards se tournant vers le linceul puis s’en détournant avec malaise. Le vent souffle dehors, mais ne couvre pas tout à fait la respiration haletante de Mark. Il semble au bord des larmes quand soudainement son regard se focalise sur le sol, à quelques pas devant lui. Son visage devient rouge, sa mâchoire crispée, ses yeux plissés comme s’il cherchait à apercevoir quelque chose. Puis ses yeux se relèvent lentement, jusqu’à atteindre le linceul rougissant qui recouvre le corps de sa femme. Une lueur nouvelle brille dans ses yeux, que le groupe aperçoit du coin de l’œil avec un frisson.

Puis Ivan relève la tête et profite un instant du silence qui demeure. Il dirige alors son regard vers le coin de la pièce où Paola se tient prostrée, et l’invite à s’approcher d’un geste doux. La guérisseuse lui rend son regard et semble s’y accrocher désespérément, prenant une grande inspiration et s’avançant lentement vers le centre de la pièce. Andrée observe alternativement le prêtre et la guérisseuse, une certaine curiosité se dessinant sur son visage, mais elles ne semblent pas la remarquer.

Paola se tient alors juste aux côtés d’Ivan, son regard toujours fixé dans les yeux du prêtre, comme pour ne pas faire face aux autres villageoises, et prend une grande inspiration. Malgré sa position étrange, tournant le dos à la majorité de l’audience, elle se force à parler d’une voix claire, lente à défaut d’être posée.

« Joquie est morte ce matin, son sang venant colorer le ruisseau des simples. Elle a été attaquée, tout comme Mark, et comme moi il y a quelques temps, par la Bête dont je vous ai parlé quelques fois. » Glapissement de douleur de Mark qui n’est pas tout à fait un sanglot. Paola poursuit, immobile.

« Chaque fois que je vous ai parlé de la Bête, c’était pour vous dire qu’elle avait attaqué et tué Dom, le fils de Mark et Joquie, sous mes yeux, impuissante. Mais ce n’est pas ce qu’il s’est passé. » Elle prend une grande inspiration tremblante, Ivan lui fait délicatement signe de continuer. « Vous avez deviné ou entendu déjà, mais je dois vous le dire, pour moi-même. Pour arriver à y croire. Ce jour-là, si le Dom que nous connaissons toutes a effectivement disparu, il n’a pas été tué par la Bête. Dom est devenu la Bête. »

Des murmures anxieux et irrités parcourent la pièce, des regards se tournent vers Andrée, qui hoche discrètement et tristement la tête mais reste pour le moment silencieuse. Ivan s’apprête à reprendre la parole quand Paola continue sa narration, fermant les yeux et se tournant lentement vers les villageoises assemblées. Sa voix se faite plus douce et plus distante en même temps, alors qu’elle revit pleinement son souvenir.

« Ce jour-là, Dom s’est réveillé en ayant mal à la tête. Les camomilles de notre jardin n’étaient pas encore assez grandes donc nous sommes parties tôt vers le ruisseau des simples pour aller en chercher. Il faisait beau, pas encore frais comme maintenant, tout était paisible et les douleurs de Dom ont semblé diminuer un peu. Puis nous sommes arrivées à proximité du ruisseau, là où pousse le vieux chêne, là où se tient le cairn… Alors j’ai eu comme une sensation bizarre, le sentiment d’un courant d’air qui soufflerait jusque sous mon crâne. J’ai eu le tournis, quelques instants, et quand j’allai en parler à Dom pour savoir s’il le sentait aussi, je l’ai vu, recroquevillé à terre, griffant le sol d’une main, accrochant sa tête de l’autre comme s’il avait peur qu’elle se détache de son corps. Je me suis rapprochée lentement, à la fois inquiète et terrorisée. J’ai cru entendre Dom parler, ou alors il gémissait, mais si c’était des mots ils ne faisaient pas de sens. C’est quand j’ai commencé à m’agenouiller près de lui que tout à coup il s’est immobilisé. Ses deux mains se sont posées calmement sur le sol, il a cessé de trembler et de gémir. Il n’a dit qu’un mot, mais ce n’était déjà plus sa voix. ‘D’accord’. Il a avancé légèrement son buste jusqu’à être complètement à quatre pattes, puis a répété avec une voix qui se brisait. ‘D’ac/cord’. Alors d’un seul coup il a tourné la tête vers moi et s’est jeté à ma gorge. Je me rappelle ses yeux fous qui me regardent alors que je tente de garder ses crocs, ses dents, hors de ma portée. Ses yeux fous, ces yeux qui étaient malgré tout encore les siens et qui paraissaient hurler de terreur et de tristesse. Qui m’appelaient à l’aide. Tout aussi brutalement qu’il m’avait sauté dessus, il a fui. Je pensais ne pas avoir été blessée et j’ai perdu connaissance. Mais quand je me suis réveillée, là où il avait posé ses griffes, là où il avait bavé de fureur, une grande marque noire a commencé à apparaître. »

La guérisseuse ouvre enfin les yeux et tire légèrement sur son col pour laisser entrevoir le bord de la marque sur sa poitrine. « Cette marque, je l’ai toujours sur moi. Elle n’a pas grandi, mais elle ne se résorbe pas non plus. » Elle relève son col, et appuie légèrement sur la fleur fanée qui y est accrochée. Elle dirige alors son regard vers celui des villageoises, avec des yeux implorants. « Voilà ce qu’il s’est passé le jour où Dom a disparu. Voilà à quoi nous faisons face. »

Elle se tait alors, et un silence plane. Elle s’éloigne lentement du centre de la pièce, se dirigeant vers Mark et le groupe. Elle cherche du réconfort dans leurs regards puis s’arrête à leurs côtés, en retrait. Pendant ce temps, Ivan et Andrée semblent toutes deux hésiter à prendre la parole, elles s’observent en sachant qu’elles ne vont pas être d’accord et la tension est palpable. Le prêtre finit par se lancer, à contrecœur.

«  Il semble que nous devons agir. Nous ne pouvons pas continuer comme si de rien n’était alors qu’un tel danger nous menace. » Il jette un regard inquiet vers Andrée et continue. « Andrée, tu as dit tout à l’heure que tu savais comment trouver Dom, ou la Bête qu’il habite. » Acquiescement de la charpentière, qui reste muette malgré le silence flottant que laisse Ivan. « Si c’est vraiment le cas, j’aimerais que tu nous en dises plus, pour qu’on puisse… » C’est maintenant vers Mark qu’il jette un regard anxieux. « Le capturer. Et l’empêcher de nous menacer. Pour que la mort de Joquie soit la dernière. »

Mark ferme lentement les yeux et hoche très lentement la tête, avec une tristesse et une lassitude infinies. Le groupe l’entend simplement répéter « Dom…Dom… » d’une voix brisée.

Mais quand Ivan se tourne vers Andrée pour lui laisser la parole, celle-ci est en train de secouer lentement la tête, lourdement. Et alors elle commence son discours, les yeux d’abord fuyants puis prenant peu à peu confiance.

« Oui, je pense connaître un moyen de trouver Dom. Et même un moyen de le ramener jusqu’à nous. » Elle se déplace lentement de quelques pas vers Mark, très consciente de tous les regards rivés sur elle. « Le vrai Dom. » Elle arrive à un pas du fermier. « Votre fils. » Mark lève les yeux pour rencontrer ceux de la charpentière, tandis que le groupe les observe. Au regard plein d’espoir du fermier répond une expression indéchiffrable d’Andrée. Elle se retourne alors vers le reste de la salle et répète, presque comme pour achever de se convaincre. « Oui, je pense connaître un moyen de ramener Dom tel qu’il était avant qu’il ne soit perdu. » Elle marque une pause qui pourrait sembler réfléchie si ses mains ne tremblaient pas si fort, pendant laquelle Ivan devient très tendu. « Je pense que nous préférons toutes cette solution plutôt que de le capturer, non? »

Plusieurs assentiments proviennent de l’assemblée, notamment du coin opposé de la pièce à celui où se tient le groupe. Mark, lui, boit ses paroles sans réagir, subjugué. Paola est comme tétanisée de surprise alors que le groupe est sur ses gardes, sceptique.

Ivan commence à parler « Allons, Andrée, » mais la charpentière le coupe aussitôt, avec une violence mal maîtrisée qui laisse apercevoir sa peur. « Je sais ce que tu vas dire, Ivan ! Que ce ne sont que des hypothèses. Mais je ne suis pas d’accord. Je suis certaine que les textes religieux renferment des informations sur ce que nous sommes en train de vivre. Tu sais très bien, et il serait temps que tout le monde ici le sache, qu’une certaine prophétie semble décrire très exactement la Folie Pourpre. »

Bia, Kat et Raul se retournent simultanément vers Alexis. Celui-ci les regarde avec la mâchoire crispée. « C’est toi qui ? » « Elle savait déjà ? » Le novice répond en chuchotant rapidement. « Je l’ai entendue parler avec Ivan, il m’a semblé qu’elle savait pas mal de choses. »

Mais déjà la charpentière poursuit son discours. « En effet, même si Ivan ici présent ne voudrait pas trop que ça se sache, et va peut-être même prétendre le contraire…nous vivons un âge de légende. Nous sommes en train de vivre une prophétie. » Elle lance cette dernière phrase avec exaltation, comme si elle voulait se convaincre qu’il s’agissait d’une bonne nouvelle.

Ivan s’empresse de répondre avant qu’Andrée n’ait le temps d’encore plus minimiser ce qu’il a à dire. « Ne nous emballons pas. Les prophéties dont parle Andrée ne sont pas aussi fiables qu’elle les présente. Déjà parce qu’elles ont été écrites il y a des siècles, dans une langue que personne ne parle couramment. »

La charpentière ne le laisse pas continuer et parle toujours plus rapidement, sa voix partant dans les aigus. « Oh, bien sûr, mais ça ne serait pas vraiment des prophéties si elles avaient été écrites la semaine dernière, non ? C’est justement parce que leurs autrices mythiques se tenaient aussi haut sur la colline des âges qu’elles pouvaient voir ce qui allait se passer en des temps futurs. Et nous transmettre leurs savoirs pour nous prévenir, ou nous aider en cas de problème. »

Alexis murmure, les yeux écarquillés. « Elle a raison… » Le groupe perçoit ce qui est en train de se jouer, et hésite à les interrompre.

Ivan n’a pas le temps de s’interposer avant qu’Andrée ne poursuive, égrainant les informations d’un rythme effréné. « Alors voici ce que ces prophéties, les Pélerunes, nous apprennent. L’ère de Folie que nous vivons correspond au réveil d’une Entité surnaturelle millénaire, aux multiples noms et pour laquelle les distances ne signifient rien. À mesure qu’elle est tirée de son sommeil, les vagues de conscience qui émergent d’elle déferlent sur nous, submergeant nos petits esprits limités et non préparés. Comme une personne se déplaçant au centre d’un étang fait des vagues qui peuvent éclabousser toutes les pierres du bord. Alors de nombreuses d’entre nous perdent tout sens de l’orientation dans leurs pensées, devenant momentanément, ou non, folles. »

Andrée laisse le temps à toutes ces informations de s’installer alors qu’elle reprend son souffle et essaie de retrouver son calme, mais Ivan essaie de parler par-dessus les murmures intrigués et angoissés. « Les Pélerunes ne disent même pas le dixième de tout ça ! Andrée, vous mélangez vos interprétations personnelles avec quelques termes présents dans des textes millénaires et prétendez que le résultat est une divination véridique. »

La charpentière le regarde d’un œil terrifié. « En quoi est-ce qu’une divination est différente de ce que je fais ? » Le prêtre est un instant en manque de mots, et elle s’engouffre avec toute l’énergie du désespoir dans cette brèche.

« Villageoises, vous connaissez le respect immense que j’ai pour notre oncle Ivan. J’ai longtemps eu du mal à comprendre pourquoi, malgré son intérêt pour la communauté, malgré sa droiture et sa bienveillance, il n’a pas voulu parler de tout cela, et ne veut toujours pas en parler. » Elle s’approche légèrement du prêtre avec des yeux implorants, puis prend une grande inspiration. « Je pense avoir compris. »

Ivan fronce les sourcils, inquiet, alors que Paola poursuit. « Il a simplement peur. Comme moi. Peur de ce que je viens de vous dire et de ce que j’ai encore à vous révéler. » Elle a un sourire triste tandis que ses yeux sont toujours apeurés. « Alors je ne lui en veux pas, mais il est temps que nous parlions sérieusement de ce que nous vivons, pour que nous décidions ensemble ce que nous devons faire. »

« Non, je- » La voix d’Ivan lui fait défaut, ou alors les mots lui manquent, se sentant déjà perdu. Andrée reprend doucement la parole. « Vous savez maintenant toutes une partie de la cause de ce qui nous afflige. La question qui suit est presque trop simple : que pouvons-nous faire ? Et, bien sûr, quel lien est-ce que cela a avec Dom ? » Elle pose ses yeux sur Mark, ainsi que sur Alexis juste derrière lui.

« Les deux questions ont la même réponse. Les autrices des Pélerunes indiquent, à demi-mots, une possibilité de contacter cette Entité. »

« Andrée ! » Ivan fait un pas vers elle, l’air paniqué. « Tu réalises bien que cette idée- »

« Est folle, c’est ça que tu vas dire ?! » Andrée s’approche du clerc pour le regarder droit dans les yeux, mi-enragée mi-terrifiée. « Parce que tu trouves que de rester les bras croisés à attendre que chacune d’entre nous perde la raison, ou alors de se faire bouffer par celles à qui c’est déjà arrivé, ça te paraît sain, comme solution ? Parce que tu pense que je ne suis pas consciente que c’est un pari risqué, avec peu de certitude ? »

Elle lui frappe le torse de la paume de la main avant de balayer le bras pour montrer les villageoises qui les écoutent, le cœur battant à tout rompre et les larmes aux yeux, puis de montrer le corps sans vie de Joquie. Sa voix essaye de hurler mais elle se brise sous l’émotion, rauque et blessante. « Parce que tu penses toujours, après ce qu’il s’est passé aujourd’hui, qu’il va être possible de continuer de faire comme si de rien n’était ? »

Un long silence lourd de tension emplit la pièce, alors que l’ensemble de l’audience est submergé d’émotions terribles. Les regards sont soit dans le vide, soit rivés sur la silhouette tremblante et les yeux rouges d’Andrée, au bord des larmes. Ivan paraît minuscule à côté, ne sachant quoi dire, perdu lui aussi. Le groupe se regarde un instant, Kat remarque qu’Alexis respire très fortement, affecté au plus fort par le discours d’Andrée. Elle pose une main sur son épaule mais il ne réagit pas.

Alors une petite voix se fait entendre du coin de la pièce, rompant le silence. Paola, la gorge serrée, qui essaie de nuancer ce que vient de dire Andrée. « Ivan ne propose pas de faire comme si de rien n’était…On peut trouver Dom, on peut le protéger de lui-même et nous protéger en même temps. On peut se donner le temps de trouver une solution rationnelle… Ivan n’est pas un couard… »

Tout le silence s’effondre d’un seul coup. Chaque villageoise se met à parler tout haut de ce qu’elle pense de la situation, la pièce devient un brouhaha de voix et d’idées contradictoires. Ivan essaie de faire le calme, sans succès, tandis qu’Andrée reste prostrée au centre de la pièce.

Kat chuchote à Alexis. « Al, ça va ? Qu’est-ce qu’il y a ? » Bia et Raul l’entendent et les regardent. Katerin fronce les sourcils, inquiète. « Al, te mets pas dans cet état, bien sûr que c’est horrible mais avec ce qu’on a trouvé au manoir on devrait pouvoir trouver une façon de s’en sortir. »

Bia surenchérit. « Et puis avec le bazar qu’il y a là tout de suite, c’est normal de se sentir dépassé, mais en mettant un peu d’ordre dans tout ça on devrait pouvoir faire émerger des solutions. » Raul jette un nouveau coup d’œil à l’acolyte et secoue simplement la tête, l’air inquiet ou pessimiste.

Bia reprend la parole, cessant de chuchoter pour essayer de passer au dessus du brouhaha. « En parlant de mettre un peu d’ordre… Ivan ! » Le clerc semble l’entendre mais n’a pas le temps de répondre car Andrée vient de pousser un grand cri. « Dié! »

Effectivement, passant tout juste la tête entre les rideaux marquant l’ouverture de la salle commune, l’air à la fois fatigué du voyage et très perplexe, se tient le messager des Brantes, encore en habits poussiéreux. Andrée se jette dans ses bras, s’appuyant sur lui pour se remettre de toutes ses émotions. Son cri et son mouvement attirent l’attention de toute l’assemblée, qui devient petit à petit silencieuse.

Dié, dévorant Andrée du regard et la couvrant de ses bras, lui murmure quelques mots à l’oreille. Un silence respectueux l’accueille, avant qu’il ne relève la tête vers l’assemblée et se racle la gorge. « Bon…bonjour à toutes. » Ses yeux se posent sur le linceul maintenant dégoulinant au centre de la pièce, et il fronce les sourcils. Il semble hésiter quelques instants, désemparé, puis sert Andrée un peu plus fort et lui demande d’une voix légère mais traversant le silence de la pièce. « Qu’est-ce qu’il s’est passé depuis mon départ ? »

Andrée prononce simplement. « Joquie. Dom. » Puis lève les yeux vers Dié, avant de tourner un regard progressivement plus calme, sans reproche, vers Ivan. Dié le regarde l’air interrogateur.

Le clerc soupire profondément. « Joquie a été attaquée et tuée par son fils, ce matin. Nous avons décidé de tenir une assemblée immédiatement pour décider de ce que nous devions faire. »

Le regard de Dié balaie à nouveau la salle, comme s’il la voyait pour de bon cette fois-ci. Il s’arrête notamment sur Ivan (avec un mélange de crainte et de surprise), Paola (qu’il ne reconnaît presque pas), Mark (qu’il salue avec deuil). Il remarque aussi le groupe, et fait machinalement un signe de tête avant de se retourner vers Ivan. « Et quelle décision a été prise ? »

Ivan regarde Andrée, puis le reste de l’assemblée. « Pour l’instant, pas grand-chose. » Il se tourne vers le côté de la pièce où Mark et le groupe se tiennent. Mark a encore le regard complètement fou, il n’est pas clair s’il comprend ce qu’il se passe autour de lui. Il ne semble pas voir le regard d’Ivan.

Bia attire l’attention d’Ivan à nouveau, pointant vers le reste du groupe et elle-même. Ivan semble comprendre son attention et reprend la parole. « Ce que je peux proposer, pour nous laisser le temps de nous calmer, c’est de passer à l’autre raison pour laquelle nous étions de toute façon censées tenir cette assemblée. » Il fait d’abord signe à quelqu’un de passer une chaise à Andrée et Dié, qui s’installent à côté de la porte. Andrée est à nouveau calme et ne cherche plus le soutien du messager, mais les mouvements de ses mains trahissent son anxiété.

Ivan fait alors signe vers le groupe. « Nous accueillons, en cette heure funeste, quatre voyageuses. » Il réfléchit un instant puis parle en direction du groupe. « En d’autres circonstances, je vous aurais laissé choisir de révéler ou non cette information, mais je pense qu’elle est importante. Aujourd’hui. » Il se retourne vers l’assemblée. « Ces voyageuses sont arrivées chez nous par le manoir de Nervine… » Des murmures désapprobateurs se soulèvent aussitôt. « …pour enquêter sur la Folie Pourpre. » Le silence se fait de nouveau.

« Je vous présente donc Bia, Katerin, Raul, et Alexis. Elles prévoyaient de rester quelques temps avec nous, ne serait-ce que pour guérir leurs blessures, mais je pense que nous serons très heureuses de les avoir ici en ces temps troublés. » Le groupe salue brièvement de la tête, très tendues d’être présentées de la sorte, se sentant piégées par le clerc mais comprenant pourquoi il l’a fait.

Ivan poursuit. « Elles ont logé chez Mark et Joquie… » Il se reprend. « Mais il serait plus raisonnable qu’elle soit ailleurs à partir de maintenant. » Puis comme s’il s’en rappelait soudainement, se tournant vers le groupe. « Oh, et vous êtes probablement allées voir Béatrice et Fine aujourd’hui ? Je ne les vois pas ici, comment vont-elles ? »

Bia s’apprête à répondre mais Katerin la devance en posant ses deux mains par dessus les épaules de la capitaine. « Fine est malade. Rien de trop grave mais Béatrice a préféré rester avec elle aujourd’hui. » Bia retient un mouvement de tête surpris. Ivan semble percevoir quelque chose mais ne réagit pas. Il continue comme si de rien n’était. « Entendu. Nous sommes très désolées de vous accueillir à un moment aussi dramatique. Vous voyez la situation et la décision auxquelles nous faisons face… »

Puis, comme pris d’une inspiration soudaine, il enchaîne. « D’ailleurs, qu’en pensez-vous ? »

Sa question prend le groupe au dépourvu, mais elles réalisent alors que presque tous les regards de l’assemblée sont tournées vers elles avec curiosité, voire respect. Elles ont été propulsées au rang d’expertes de la Folie Pourpre malgré elles. Malgré le peu qu’elles savent et les doutes qui leur restent.

Bia est la première à se ressaisir, et leur donne le temps de réfléchir en parlant comme à elle-même. « Et bien… Nous avons effectivement découvert un lien entre la Folie Pourpre et le manoir de Nervine. Et juste assez d’informations pour prévenir les prochaines grandes villes de la région et leur suggérer d’évacuer la population pendant quelques jours. C’est le message que Dié a transmis pour nous à Érache. » Elle prend sa respiration en jetant un œil vers le messager en question.

« Mais nous ne savons pas grand-chose sur les effets à long terme dans les régions proches du manoir. Si vous voulez prendre une décision au sujet de ce qu’il s’est passé aujourd’hui, je vous conseille d’avoir le plus d’informations possibles avant. » Elle dirige son regard vers Andrée puis vers Paola, enfin vers Mark. « Comme par exemple si Dom a pu causer d’autres dégâts que l’attaque d’aujourd’hui et celle contre Paola. Comme la façon dont Andrée a su la vérité sur lui. Ou encore ce que contient vraiment le texte des Pélerunes. »

Katerin surenchérit, minimisant encore un peu plus l’estrade sur laquelle le village les a placées. « À vrai dire, on était persuadées que la Folie n’avait que des effets à court-terme…pour les personnes qui y survivent. La situation de Dom est un cas nouveau, qui nécessite beaucoup de prudence. » Elle se racle la gorge pour en chasser la nervosité. « Je serais plutôt en faveur de le capturer pour protéger tout le monde, y compris lui-même, de son état. Imaginez s’il venait à partir loin, près d’un autre village ou au bord d’une route, où ne le reconnaîtrait pas ? »

Quelques murmures sont échangés dans l’audience, Ivan semble se détendre très légèrement. Il dirige son regard vers Raul, qui fait un effort pour moins mâcher ses mots que d’habitude. « Comme Kat. On a assisté à ce que les personnes touchées par la Folie Pourpre peuvent faire, à Bois d’Or. Et je peux vous dire, j’étais bien content d’être à l’abri… » En prison. Le groupe complète mais respecte son silence.

Mark lève les yeux vers eux, semblant reprendre ses esprits un instant. Il parle d’une voix faible, que probablement seul le groupe entend. « Dom n’a jamais été dangereux. Et aujourd’hui il est en danger. » Le groupe le regarde longuement sans être sûr de comprendre ce qu’il veut dire. Alors Ivan regarde Alexis, avec une expression plus sereine, presque confiante.

L’acolyte se redresse complètement de son appui sur la chaise devant lui, et regarde longuement Andrée. Le reste du groupe remarque sa respiration rapide et sa posture étrange, mais le reste de la salle attend simplement ce qu’il va dire. Après un silence pesant, il prend une grande inspiration.

« La limite vue la nuit Ouvrira la perception Et la communication Entre nous et l’Endormi.

Une nuit où dort la lune Et où règne l’infortune, Nous combattrons notre peur, Parlerons au grand Seigneur.

Tous nos maux seront bénis Dans le souffle de la nuit, Et tous nos vœux exaucés Par le Seigneur éveillé. »

Toute l’audience a le regard rivé sur l’acolyte, dont les yeux ne semblent rien voir. Andrée est agréablement surprise, Ivan est interloqué, Bia et Raul lancent un regard interrogatif à Katerin qui, elle, surveille la réaction de Mark. Celui-ci semble répéter les vers, ce nouveau bout de prophétie, les faisant rouler dans sa gorge et sur sa langue, un par un.

Ivan s’empourpre et s’emporte. « Enfin, Alexis, vous ne pensez quand même pas que nous pouvons citer des bouts des Pélerunes à tout bout de champ, hors de leur contexte, juste parce qu’elles semblent nous intéresser ! Vous vous rendez compte du mal que vous faites et du faux espoir que vous leur donnez ? »

« Et si ce n’était pas un faux espoir ? » La réponse d’Alexis est cinglante. Seule Katerin voit la crispation de sa main droite, tordue comme si ses doigts étaient des griffes. Y compris les doigts normalement pétrifiés. L’acolyte poursuit. « Andrée a raison. Nous devons essayer. »

Mark sort alors de sa transe pour lever les yeux vers Alexis, juste derrière lui. « Dom ? Est-ce qu’on peut essayer de sauver Dom ? »

Alexis semble sursauter quand le fermier s’adresse à lui, comme reprenant pied. Il jette des regards perdus vers toutes les personnes qui l’observent, Katerin, Bia, Raul, Ivan, Andrée, la foule…Ivan. Le clerc a un regard triste, comme abattu. Alexis le voit balayer les villageoises du regard, comme pour confirmer ses craintes…puis baisser les épaules en soupirant.

Ivan s’éclaircit la gorge. « Puisque vous voulez vous engager dans une voie aussi dangereuse et incertaine, au nom de l’espoir… » Il regarde Andrée, les yeux brillant d’espoir, Paola, qui détourne le regard, puis Alexis, qui rougit violemment, enfin Mark, qui est pendu à ses mots. « J’ai compris. Je ne peux pas vous forcer à être passives et résignées. » Il respire longuement. « Enterrons Joquie, puis Andrée nous parlera de ses idées ce soir. »